Article initialement publié sur le site du programme d’éducation à la citoyenneté mondiale d’Enabel, Annoncer la Couleur.
Le 20 mars, nous célébrons une double journée internationale : celle de lutte contre le racisme systémique et celle de lutte contre les violences policières, carcérales et judiciaires. Nous avons vu là une opportunité d’en apprendre davantage sur le phénomène qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps, notamment dans la mouvance Black Lives Matters, et qui mérite qu’on questionne les mécanismes dans lesquels nous évoluons.Cet article est le fruit d’une belle collaboration entre Annoncer la Couleur – Enabel et la CNAPD. Il a été co-rédigé par Coralie Mampaey, chargée de projets (CNAPD), Mathieu Saïfi, chargé de recherche et de plaidoyer (CNAPD), Roberto Resmini, expert paix et sécurité (Enabel) et Ève Jadot, formatrice en éducation à la citoyenneté mondiale (Enabel).Découvrez l’article dans son intégralité ici (les références et notes de bas de page ne sont pas reprises ci-dessous).

Police et violence : au-delà de la banale erreur

Que ce soit à titre individuel ou structurel, là où la violence s’installe il y a des automatismes, un cadre, des croyances à interroger, à oser remettre en question, à faire évoluer. Se pencher sur un sujet comme celui des violences policières, c’est prendre le temps de questionner nos fonctionnements occidentaux et nos visions du monde. C’est aussi prendre soin, avec humilité, de ce qui se passe dans notre environnement proche, de nos fragilités pour poser un regard nouveau sur d’autres modèles présents dans le monde et voir à quel point ces changements de paradigmes pourraient nous enrichir.  Parler des violences policières c’est aussi faire de l’éducation à la citoyenneté mondiale et toucher aux questions de démocratie.Dans cet article coécrit par Enabel et la CNAPD, nous vous proposons quelques jalons de réflexion non-exhaustifs. Un article plus long paraîtra dans les semaines à venir.

La police, c’est quoi ?

Les violences dans les relations humaines ont toujours existé et leur gestion est intimement liée à la construction d’un État. Afin d’éviter que la violence ne serve que des intérêts particuliers, la nécessité qu’une instance « supérieure » régulatrice dispose de ce monopole de la violence est très vite apparue. Dans cette logique, l’État, pour asseoir sa légitimité, se doit de maîtriser ce monopole de la violence.Cette question du monopole de la violence par l’État a très tôt été théorisée par des philosophes et politologues, tels Machiavel (Le Prince), Thomas Hobbes (Léviathan), Rousseau (Du contrat social)… ce qui en fait une, voire la pièce fondatrice d’un État. Pour gérer ce monopole, l’ État moderne a créé des institutions telles que la police, l’armée, la justice, etc. et leur a assigné des tâches spécifiques. Traditionnellement, les services de police sont chargés d’assurer des missions de sécurité, dans les limites des frontières du pays, dites de sécurité intérieure. Dans le cadre de ses différentes missions dites de prévention (police administrative) ou de répression (police judiciaire), elle peut recourir, sous certaines conditions, à la contrainte et à une certaine forme de violence, que d’aucuns préféreront appeler « recours à la force ».En Belgique1, comme dans la plupart des États démocratiques, le recours à la force doit répondre à des principes de légitimité (fondée sur un objectif légal), de nécessité (pas d’autre moyen d’atteindre le résultat), de proportionnalité (proportionné par rapport à l’objectif recherché et au niveau de violence utilisé par la personne que l’on veut contraindre), et être précédé, sauf exception, d’un avertissement. Dans ces conditions, et strictement dans le respect des principes de légitime défense, le·la policier·e pourra recourir à son arme à feu en cas de nécessité absolue. Mais, dès lors qu’un tel pouvoir est confié à une structure ou à une personne se pose automatiquement la problématique de l’usage abusif qu’elles peuvent en faire comme l’illustre la célèbre expression de Platon « Mais qui gardera ces gardiens » ? Au fur et à mesure de l’histoire, les différents pays ont, tenant compte de leurs particularités, tenté de mettre en place des principes et garde-fous pour gérer cette question. Malgré cela, les abus de policier·es, dont les violences policières, demeurent une question préoccupante à travers le monde.  Le modèle en lui-même peut être questionné : la sécurité nécessite-elle une présence policière absolue ? Un autre modèle est-il possible ?

Quels sont les types de violences policières ?

Lorsqu’on s’intéresse aux violences policières, il faut avant tout dessiner les contours des actes que l’on définit comme tel. Cet exercice de catégorisation invite au questionnement dans la mesure où, détentrice du monopole de la violence légitime, la police est une institution qui, par définition, est amenée à produire de la violence pour mener à bien ses missions. Mais alors, dans quel cas peut-on parler de « violences policières » ?La Ligue des droits humains (LDH) propose de parler de violence policière lorsque survient un acte résultant de « l’usage de la force [par un agent de police] qui sort du cadre prévu par la loi »1. Il s’agit donc d’un acte violent dont le caractère est illégal, qui ne peut être considéré comme un exercice normal de la violence légitime. La LDH va plus loin en précisant que cette catégorie comprend également « les violences verbales et psychologiques (insultes, menaces, racisme, sexisme, etc.) »2. Dans un rapport daté de 2019, le Comité permanent de contrôle des services de police (Comité P) suggère, lui aussi, d’adopter une approche extensive des violences policières en y incluant « tout aspect ayant un impact potentiel sur le respect des droits fondamentaux et des valeurs démocratiques », dans le but de ne pas réduire ce phénomène aux seules violences physiques3. Vont alors être définis comme des violences policières des actes tels que l’atteinte à l’intégrité physique ou les violences faites aux biens, une privation de liberté arbitraire, un langage agressif, menaçant ou intimidant, des propos discriminatoires mais aussi le comportement et l’attitude agressive des forces de police envers un citoyen4.

Quelles sont les causes de ces violences policières ?

Comme nous l’avons vu précédemment, la police constitue l’instrument avec lequel l’État tente d’assurer « l’ordre public par la contrainte »5. Ce pouvoir conféré aux policier·es peut mener, dans certaines situations, à un usage de la force qui sort du cadre prévu par la loi. Dès lors, comment comprendre qu’un·e agent·e de police en vient à user de la force de manière illégale ?Un champ particulier de la littérature scientifique sur les violences policières aborde ce phénomène par l’analyse de leurs causes. Ces recherches distinguent quatre types de facteurs explicatifs : les facteurs individuels (tels que le manque d’expérience et de gestion de l’usage de la force par un·e policier·e), les facteurs organisationnels (qui peuvent se manifester sous la forme d’une valorisation de la force physique ou la culture de la loi du silence à l’intérieur de l’institution policière), les facteurs environnementaux (se rapportant aux zones géographiques à fort taux de criminalité où la probabilité de survenance de la violence est plus élevée) et, enfin, les facteurs propres aux interactions sociales (qui s’établissent lors de la rencontre entre une personne et l’agent·e de police, où ce·tte dernier·e peut être influencé·e par la gravité du délit commis ou l’attitude menaçante du contrevenant)6.D’autres approches dites critiques invitent à orienter le questionnement sur les violences policières vers leurs causes structurelles. Elles mettent en évidence que l’on observe une extension de l’arsenal répressif de l’État à des pans de plus en plus importants de la société7. Partant, les différentes manifestations de la précarité, les inégalités socio-économiques croissantes et les révoltes sociales face aux injustices perçues se multiplieraient, de même que le contrôle et la répression. Ces analyses travaillent sur base d’hypothèses qui cherchent à établir des liens entre ces phénomènes et la multiplication des violences policières8. Selon Mathieu Rigouste, sociologue et militant français, ces analyses nous enseignent qu’il existe « un système de domination rationnel, réglé et programmé de manière à produire les régimes de violence dont les classes dominantes (politiques, économiques, culturelles et sociales) ont besoin pour pouvoir continuer à régner »9. Dès lors, les violences policières ne se comprendraient pas comme de banales « erreurs », mais au contraire comme « des conséquences de mécaniques instituées, de procédures légales, de méthodes et de doctrines enseignées et encadrées par des écoles et des administrations »10.Le recours à la notion d’ordre public (et plus largement de sécurité) dans les discours, permettrait également aux acteurs politiques et sécuritaires d’asseoir leur légitimité à user, parfois de manière disproportionnée, du monopole de la violence. Justifiant de cette manière une mise entre parenthèses des droits et libertés fondamentales pourtant essentielles à tout système qui se veut démocratique11.

Des cibles privilégiées de la violence ?

Que l’uniforme ne nous trompe pas. Comme toute institution sociale, la police n’est pas neutre.Elle est structurée et façonnée par les logiques à l’œuvre dans la société. Si les inégalités se creusent et que le racisme continue de se répandre, l’institution policière n’en est pas préservée. Elle peut même en être l’instrument. En effet, si les violences policières peuvent toucher n’importe qui, elles s’exercent majoritairement sur des personnes non-blanches. Selon une étude de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) datée de 2008, les contrôles d’identité sont non seulement bien plus récurrents dans les communautés minoritaires (en Belgique, les personnes d’origine nord-africaine seraient contrôlées environ deux fois plus souvent que les personnes perçues comme n’étant pas d’origine étrangère), mais les personnes d’origine étrangère seraient également moins bien traitées lors de ces contrôles. Le tutoiement, les insultes racistes, les contrôles systématiques et sans raison apparente, les humiliations et les violences physiques sont autant d’agressions que vivent ces personnes sur une base régulière1.Si cette violence s’oriente bien souvent vers des jeunes hommes non-blancs, cela n’a rien d’un hasard. Elle prend racine dans une perception particulière des corps des hommes non-blancs qui sont considérés comme robustes, violents, agressifs, violeurs et voleurs en puissance, comme des corps qui constitueraient des menaces intrinsèques. Cette idée, forgée par et pour l’imaginaire colonial, reste encore fortement ancrée dans nos représentations collectives2. Et la police n’y échappe pas. Cette vision influence la manière dont ses représentant·es interprètent la mission qui est la leur. Elle détermine une réaction policière plus rapidement violente et dangereuse envers ces personnes, ainsi qu’une méfiance constante envers les personnes présentant ces phénotypes. Aux États-Unis, les noirs ont trois fois plus de risques de mourir que les blancs lors d’une interpellation3. En Belgique, face aux nombreux décès de jeunes noirs ou Nord-Africains dans le cadre d’interventions policières, nous sommes également en droit et en devoir de nous poser sérieusement la question et d’agir en conséquence.

Comment prévenir et faire face à une violence policière ?

Quelques principes doivent être gardés à l’esprit.Tenter d’éviter l’escalade et préserver sa sécurité : ce qui importe en premier lieu est sa propre sécurité et celle d’autrui. Il est essentiel d’éviter de contribuer à l’escalade et la mise en danger de la vie humaine.Rester dans le cadre du respect de la loi : dans un pays démocratique, la loi reste la boussole du policier et de la policière. Dès lors, il importe de lui demander de rappeler le fondement légal de son intervention.Collecter toute information utile : tout l’enjeu des violences policières réside souvent dans la fourniture de preuves. Il convient donc dans ces cas de collecter et conserver au plus vite les éléments de preuve, tels que témoins, film4, description des lieux, certificat médical5… Il est également important de pouvoir identifier un·e policier·e qui est tenu·e, pour rappel, de décliner son identité et la preuve de son titre, à la demande de tout citoyen·ne6.Solliciter les services d’aide et de plainte : Des services d’aide aux victimes sont accessibles au sein des Maisons de Justice7 et des plaintes peuvent être déposées auprès du Comité P8. Si vous préférez vous adresser à des acteurs non institutionnels, vous pouvez également contacter des structures telles que la Ligue des Droits Humains9 ou Unia10 en matière de discriminations.Contribuer à la lutte contre l’impunité : il importe que les cas d’abus soient rapportés et traités. Oser dénoncer de tels comportements n’est pas toujours aisé et demande parfois du courage, mais taire ces pratiques ne fera que les encourager. Selon les cas, et en fonction des éléments du dossier, la poursuite de ce dossier pourra se faire via des voies disciplinaires, pénales ou se régler selon d’autres modes de résolutions de conflits tels que la médiation.

Penser la sécurité autrement ?

La sécurité est un concept souvent présenté comme allant de soi. L’évidence n’est pourtant que de façade. Car la sécurité ne se limite pas à la garantie de notre intégrité physique ou à la préservation de nos biens, vision fortement dépendante du système capitaliste dans lequel nous vivons. Le concept de sécurité humaine, défendu par l’ONU1, permet de concevoir la sécurité de manière plus large et de questionner les causes de la violence pour permettre d’y apporter des réponses cohérentes. La sécurité humaine vise à « prôner l’expansion des capacités et des options de toute personne, ainsi que le retrait de tout obstacle à ce développement, tel que la pauvreté, les inégalités, l’exclusion sociale ou les discriminations »2 .Il est aussi communément admis que la préservation de la sécurité passe nécessairement et uniquement par l’intermédiaire d’une délégation à l’État de cette mission. Cette formule a certes fait ses preuves, mais elle a aussi ses limites. Et elle n’est certainement pas l’unique manière d’organiser la sécurité collective. À travers l’histoire de l’humanité, nombre de sociétés se sont organisées, parfois sur de longues périodes historiques, sans jamais avoir recours à un corps institué de police. Avant la violente invasion des Européens, de nombreuses communautés amérindiennes ont organisé l’ordre et la justice sans jamais créer d’institution de police. Ces sociétés suivaient des modes d’organisation sociale très différents mais nombre d’entre elles partageaient la particularité d’être des sociétés sans chef·fe (comme chez les Jivaros) ou avec un·e « chef·fe sans pouvoir ». Aujourd’hui, l’expérience des Zapatistes, dans l’État du Chiapas au Mexique, est particulièrement intéressante. Ces dernier·ères ont créé leur propre système politique et social, notamment de justice, à côté de celui de l’État. Ce système repose entre autres sur la recherche du consensus et la décentralisation de la prise de décision. L’organisation de la justice repose autant que possible sur la recherche d’une réconciliation négociée, sur base de réparations, plutôt que sur la punition. Beaucoup de théoricien·nes anarchistes ont aussi pensé des systèmes d’organisation sociale cohérents et viables qui ne recourent pas à l’État. Ceux-ci reposent sur la préservation de la liberté, dans ses dimensions autant individuelles que collectives, et la recherche de la coopération entre tou·te·s, ainsi qu’une nécessaire décentralisation du pouvoir politique.Nous serions donc bien avisé·es d’élargir nos horizons, de sortir de l’idée occidentalo-centrée de l’État-Nation et d’aller chercher ailleurs d’autres possibles pour nous réinventer.

Pour aller plus loin

Pour consulter l’ensemble des références, téléchargez l’article ici.

Outils pédagogiques pour enseignant·es

Livre « Le petit Guili » (6-8 ans) et la fiche pédagogiqueLivre « La violence et la non-violence », Les goûters philo (6-8 ans)Livre « La Brouille » (6-12 ans) et la fiche pédagogiqueLivre et dossier pédagogique « Faire grandir la paix pour habiter autrement la planète »  (3 – 14 ans) Livre documentaire « L’encyclopédie des rebelles. Insoumis et autres révolutionnaires » (12-18 ans) Fiche pédagogique « Domination sécuritaire » in Logiques de domination, dominations logiques ? (14-18 ans)Police WatchBD « Un autre regard » : Trucs en vrac pour voir les choses autrement (Tome1), chapites 1 et 6 (14-18 ans)Dossier pédagogique « Dezobeyi », (16 ans et plus)Fiche « Le décès de georges Floyd et ses conséquences » in Questions vives (12 ans et +)Vidéo « Violences policières » : ensauvagement politique (15 ans et +)Livre « Prévenir la violence par la discussion à visée philosophique » (16 ans et +)

Par Coralie Mampaey, chargée de projets (CNAPD), Mathieu Saïfi, chargé de recherche
et de plaidoyer (CNAPD), Roberto Resmini, expert paix et sécurité (Enabel) et Ève Jadot,
formatrice en éducation à la citoyenneté mondiale (Enabel).
 

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