L’opération Vigilant Guardian (ou Homeland) – 4 ans de présence des soldats belges dans les rues.

Cela fait maintenant 4 et demi que des soldats belges sont déployés dans les rues de Belgique, sans que plus aucun questionnement ne s’observe sur la légitimité, l’utilité… et la légalité du déploiement de l’armée sur son propre territoire. En ces temps électoraux, la présence des militaires en rue n’est même pas un sujet de campagne. Aucun passage des programmes électoraux des principaux partis ne traite explicitement du sujet (sauf celui du MR qui en parle au passé…). Cette banalité apparente a même eu des répercussions sur la CNAPD : nous avons oublié de traiter du sujet lors de l’envoi de notre questionnaire aux partis politiques.  Pour réparer – un peu – cette erreur, ce texte veut rappeler la chronologie de ce déploiement illégal, son coût, les raisons qui nous ont poussé, avec la LDH, à vouloir porter la question au niveau judiciaire et, enfin, ce qui est apparemment mis en place par le gouvernement pour renvoyer progressivement les militaires dans leur caserne.

Et manifestement, il est important de rester inquiet de ce déploiement… et de ce qui va peut-être finir un jour par le remplacer.

Chronologie du déploiement des soldats dans nos rues

Le 07 janvier 2015, une tuerie a lieu dans les locaux du journal Charlie Hebdo ainsi que dans un magasin kasher à Paris. L’organisation État islamique revendique ces attentats. Dans la foulée de ceux-ci, en Belgique, l’OCAM[1] élève le niveau de menace à 3 pour les institutions juives et les commissariats du territoire.

Le 16 janvier 2015, le Conseil des ministres approuve le protocole d’accord conclu entre le Ministre de l’Intérieur et le Ministre de la Défense concernant le cadre juridique devant régler la présence de l’armée dans les rues à partir d’un « niveau de menace général rehaussé » (niveau 3). Ce protocole est conclu pour une durée illimitée et prévoit une évaluation annuelle. Il envisage le déploiement d’un maximum de 300 soldats pour sécuriser les lieux sensibles en soutien de la police fédérale. Au même moment, le Conseil des ministres annonce le déploiement imminent des militaires dans l’espace public belge. Ce faisant, le gouvernement étend de facto le niveau de menace 3 à l’ensemble du territoire alors que l’OCAM l’avait limité à certaines cibles.

Le 17 janvier 2015 à 7H du matin, les 150 premiers militaires belges (Chasseurs ardennais et parachutistes), se déploient à Bruxelles et à Anvers pour des missions de surveillance statique. Les règles d’engagement des militaires ne sont pas rendues publiques. Quatre informations sont tout de même confirmées par la Défense : les militaires ne peuvent pas patrouiller, ils sont sous l’autorité de la police, ils ne peuvent pas faire de contrôle d’identité et ils ne peuvent faire usage de la force létale pour protéger des biens ou des bâtiments qu’en situation de légitime défense prévue par la loi.

Très rapidement (dès le 25 janvier) – et probablement à la demande des bourgmestres, qui sont aussi les chefs de polices zonales –, des militaires sont également déployés à Liège, Huy et Verviers. Ainsi, dans la semaine qui suit la décision du Conseil des ministres, on recense 120 militaires à Bruxelles, 120 à Anvers et 55 en province de Liège. Les bourgmestres de Gand et de Malines refusent publiquement le déploiement de soldats dans leur zone de police.

Le nombre des militaires n’a cessé d’évoluer durant les trois premières années de leur déploiement. Durant les premiers mois, leur nombre se stabilise autour de 250 tandis que la mission est systématiquement prolongée par le Conseil des ministres de mois en mois (la plupart du temps sous forme de « procédure électronique », c’est-à-dire via le simple échange de courriers informatiques entre membres du Comité ministériel restreint). Le 02 mars 2015 pourtant, l’OCAM rabaisse le niveau de menace à 2 pour l’ensemble du territoire.

Un premier pic est atteint à la mi-novembre 2015, directement après les attentats de Paris du 13 novembre. À ce moment, l’OCAM relève le niveau de menace à 4 pour Bruxelles. La capitale est alors en état de siège : les transports publics sont suspendus, les écoles et les crèches sont fermées. 1428 militaires sont présents dans les rues du pays. Ils patrouillent, y compris dans les transports publics, les centres commerciaux et aux abords des établissements scolaires. Des véhicules blindés légers sont également déployés.

En décembre 2015, leur nombre redescend à 700 pour remonter à 1000 soldats à la fin du mois de janvier 2016. À partir du 5 mars 2016, 40 militaires supplémentaires sont chargés de la surveillance des centrales nucléaires. Après les attentats de Bruxelles du 22 mars, 1828 soldats sont présents dans l’espace public entre avril et novembre 2016. Ce nombre est descendu à 1250 dès le 03 janvier 2017. Depuis, le nombre a baissé à 1089 jusqu’au mois de mars 2019 où il a été réduit à 550. Pendant toute cette période, le niveau de menace a constamment évolué (entre un niveau de menace 2 généralisé pour l’ensemble du territoire, un niveau de menace 2 pour l’ensemble du territoire mais 3 pour certaines cibles et un niveau de menace 3 généralisé). Quoi qu’il en soit, le déploiement des militaires n’a dès le départ été conditionné que de manière discursive au niveau de menace identifié par l’OCAM puisque le premier déploiement outrepassait déjà ses décisions (outre le fait que le déploiement sous niveau de menace 3 décidé par le gouvernement soit illégal, ce que nous développerons plus loin).

Au 01 janvier 2019, l’opération Vigilant Guardian (ou homeland) aura coûté 168 millions au Trésor public. Cela représente l’équivalent d’une dépense de 110.000€ par jour.

Depuis le début du déploiement, deux personnes ont été tuées par des soldats belges sur le territoire national. La première était l’auteur d’une attaque manquée à la bombe, le 20 juin 2017 à la gare centrale de Bruxelles, alors que cette personne se dirigeait vers la patrouille sur place après avoir constaté que son explosif était défectueux. C’est la première fois qu’un militaire belge fait usage de son arme dans l’espace public belge depuis la Seconde Guerre mondiale. La seconde personne a été tuée le 26 août 2017 sur le boulevard Emile Jacqmain à Bruxelles, après avoir attaqué des militaires en patrouille avec un couteau.  Deux jours après ce deuxième événement, le 28 août, le général-major de l’armée Marc Thys, annonce que les militaires continueront leurs patrouilles en rue au moins jusqu’en 2020.

En octobre 2018, sur la question de la Députée MR Sybille de Coster-Bauchau, le Ministre de la défense Steven Vandeput annonce au Parlement l’arrivée d’une médaille commémorative qui vise à « valoriser l’engagement et l’action des militaires de l’opération Vigilant Guardian ».

A la fin du mois de mars 2016, soit directement après les attentats de Bruxelles, la protection spécifique des centrales nucléaires (Fleurus, Tihange, Doel, et Mol-Dessel) par les militaires belges (140 soldats) se structure en parallèle : elle prend le nom de mission Spring Guardian et devient une opération à part entière. Comme l’opération Vigilant Guardian, aucune date de fin n’est précisée. Cette mission a été l’objet de débats quant aux règles d’engagement des militaires, qui n’ont jamais été rendues publiques. Des polémiques ont notamment été soulevées en avril 2016, à propos de fouilles non légales.

De l’aveu du commandant de l’opération Vigilant Guardian, le capitaine de vaisseau Carl Gillis[2], l’armée demande avec insistance au gouvernement qu’il fixe une date précise de fin pour le déploiement des militaires en rue, qui mobilise 20% de la composante Terre. Cette date a manifestement été systématiquement reportée depuis le début de l’année 2018 (moment où un certain désengagement s’observait sur le terrain). Un plan de retrait avec réduction graduelle prévue à partir de janvier 2019 a été proposé par la Police Fédérale mais a été recalé par le Gouvernement au mois de novembre. Apparemment, certains bourgmestres manifesteraient également leur opposition au désengagement des militaires.

Vous avez dit illégal ?

Le déploiement des militaires dans la rue pour des raisons de maintien d’ordre public est strictement encadré par le Législateur. Celui-ci rappelle que cette disposition doit être le dernier recours dans un État de droit. Or, la présence des militaires en rue sort du cadre fixé par le législateur. Elle est illégale[3].

Depuis le dépôt d’une plainte par les 4 associations à la base de la campagne « rue sans soldats » (la CNAPD, la LDH, la Liga voor Mensenrechten et Vrede vzw), les différents maillons de la chaîne de décision[4] se sont à chaque fois renvoyé la balle de l’irresponsabilité juridique et ont systématiquement refusé l’accès à de nombreux documents administratifs qui ont autorisé le déploiement de l’armée dans l’espace public. Ces refus ont pourtant été invalidés par les différentes « Commissions d’accès aux documents administratifs », conformément à l’article 32 de la Constitution et à la loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration.

Le déploiement des militaires en rue est le fruit d’un protocole d’accord entre le ministre de la Défense et le ministre de l’Intérieur. Il permet a priori aux bourgmestres (chef des différentes zones de police locales) de demander l’appui de militaires dans l’exercice de certaines fonctions de sécurisation sur le territoire communal.

Par définition, un protocole ne peut outrepasser une loi. Or, d’après l’article 43 de la loi organisant un service de police intégré, le bourgmestre ne peut requérir l’intervention de l’armée que « lorsque ni la police locale, ni la police fédérale ne disposent encore d’assez de moyens pour maintenir ou rétablir l’ordre public » et en cas de « menaces graves et imminentes contre l’ordre public ». Cette double condition n’est pas remplie au moment au moment où l’armée est déployée dans les rues :

  • Le gouvernement avait à ce moment illégalement annoncé un niveau de menace 3 à l’ensemble du territoire (voir supra).
  • Le niveau 3 signifie que la menace est « possible et vraisemblable ». Ce niveau ne correspond donc pas à la condition fixée par la loi de « menaces graves et imminentes » qui, elle, correspond au niveau 4 de menace (menace « sérieuse et imminente »)
  • Rien n’est avancé par le gouvernement pour prouver, au moment du déploiement des militaires en rue, que la réserve de la police fédérale était tarie.

Vers un nouveau palliatif : les agents de sécurisation

Vu les missions qui lui sont assignée, le gouvernement mise manifestement sur la création et l’opérationnalisation d’un nouveau corps de sécurité rattaché au ministère de l’Intérieur pour accompagner le désengagement progressif des militaires de l’espace public : la « Direction de la sécurisation »[5] à l’intérieur de laquelle travailleraient des « agents de sécurisation ». Cette nouvelle direction, constituée de 1 600 équivalents temps plein, emploiera 1 354 agents et assistants de sécurisation, formés avec un nouveau grade et avec certaines compétences policières. La création de cette nouvelle fonction vise d’ailleurs aussi à pallier la difficulté de recrutement à laquelle la police doit faire face (notamment due à la difficulté et la lourdeur des procédures… lourdeur et difficulté qui devraient pourtant être rassurantes pour un corps de sécurité détenteur de ladite violence légitime de l’État).

D’après le site de la police fédérale[6], l’objectif de ce nouveau corps de sécurité est de « dégager un maximum de capacité policière et de réinjecter les moyens dégagés dans les missions essentielles de la police qui requièrent une compétence policière générale ». Ces presque-policiers seraient ainsi affectés à la sécurisation des sites nucléaires, le transfèrement des détenus et la police des cours et tribunaux, la sécurisation des infrastructures de l’aéroport de Bruxelles-National, la sécurisation des institutions nationales, internationales et européennes, la sécurisation des infrastructures critiques, la sécurisation des infrastructures du SHAPE et de l’OTAN et la sécurisation des palais royaux. Elle sera également chargée de la sécurisation ponctuelle des opérations de police.

Malgré que la création de ce corps soit encore en chantier, les premiers agents de sécurisation sont entrés en service en septembre 2018 pour la protection des centrales nucléaires de Doel et Tihange.

Nous votons ce dimanche ! Qu’en disent les partis ?

Réponse : eh bien pas grand-chose… si ce n’est rien du tout.

Le MR est explicite uniquement quand il souligne « l’efficacité, la rigueur et le professionnalisme de forces armées dans le cadre de l’opération Homeland ». Par contre, étrangement, tout le paragraphe du programme du MR qui traite du sujet du déploiement des soldats en rue est écrit… au passé ! (« cette période particulière a permis de », « tirant les leçons de l’opération homeland », etc)[7]. Sauf erreur de notre part, les soldats sont pourtant toujours déployés dans l’espace public…  Ici donc, le MR ne propose rien d’explicite. Tout au plus défend-t-il la proposition vague d’élaboration d’« une stratégie de sécurité nationale où les tâches de chaque service seront mieux précisés ».

DéFI traite aussi de la question des militaires en rue dans son programme, non pas pour en questionner la pertinence (alors que le parti va jusqu’à souligner que « des juristes ont signalé que les missions confiées par le gouvernement belge aux forces de l’ordre suite aux attentats terroristes de Paris n’avaient pas de fondement légal et étaient en contravention avec la Convention européenne des droits de l’homme »), mais plutôt pour préciser et solidifier le cadre des missions de la Défense sur le territoire national, « en précisant notamment les conditions du recours à la force et en balisant mieux les types de recours aux forces armées à des fins non militaires »[8].

Par contre, rien dans les programmes du PS, d’ECOLO, du CDH et du PTB n’est consacré explicitement à la question du déploiement des militaires en rue. Le fait même du déploiement n’étant même pas acté dans les textes de ces partis.

Samuel Legros Chargé de recherche et de plaidoyerCrédit photo (recadrée/floutée) : Miguel Discart [CC BY-SA 2.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)] 
[1] Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace est le service chargé par la Loi du 10 juillet 2006 de l’analyse de la menace en matière de terrorisme et d’extrémisme sur base des informations fournies par différents services de renseignement et des institutions belges. Sur base de cette analyse, l’OCAM fixe le niveau de menace (sur une échelle allant du 1 à 4) auquel est soumis la Belgique.[2] Interview du 17 janvier 2019 consultable sur un site d’actualités sur la Défense belge : https://defencebelgium.com/2019/01/17/quatre-ans-apres-loperation-vigilant-guardian-en-perpetuelle-evolution-et-a-lissue-incertaine/[3] Voir, à cet effet, la carte blanche de la CNAPD « Sommes-nous témoins d’un coup d’État militaire ? » https://www.cnapd.be/sommes-nous-temoins-dun-coup-detat-militaire/[4] L’Organisme de Coordination pour l’Analyse de la Menace (OCAM), le Premier ministre, le Ministre de l’Intérieur, le Ministre de la Défense et les bourgmestres des communes concernées[5] Plus précisément la « Direction de la sécurisation de la Direction générale de la police administrative ». Direction de la police fédérale.[6] https://www.police.be/5998/fr/a-propos/police-administrative/direction-de-la-securisation[7] L’ensemble des programmes politiques liés à la défense sont consultables sur le site: https://defencebelgium.files.wordpress.com/2019/05/defense-def-mr.docx[8] https://defencebelgium.files.wordpress.com/2019/05/programme-fc3a9dc3a9ral_defi-1.pdf 

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