Cultiver la paix en temps de guerre ?


Demande-t-on à un dauphin ou un poisson-clown de voler au-dessus des arbres ? Les cultivateur·rice·s de paix ne peuvent sauter tout casqués dans les tranchées. Sauf sur des mines.

Quand les cultivateur·rice·s de paix travaillent de façon critique en temps de « non-guerre » – ou de « guerre-qui-tue-les-autres » ? – à mettre en évidence et prévenir les lignes de faille auxquelles nos institutions participent, on les ignore. Parfois même ils reçoivent un Prix Nobel.

Mais on change si peu, si lentement. Et la conflictualité s’alourdit, se complexifie, s’ankylose, elle pervertit, elle corrompt, larvée dans les relations, elle les pourrit doucement. Elle explose maintenant.

Lorsque la guerre chaude éclate, celle qui menace nos vies – celles des nôtres et de celleux qu’on décide qu’ils nous ressemblent ! -, là, la critique et le doute deviennent interdits. Ils seraient le signe de la collusion avec l’ennemi. Le spectre de l’exercice de la raison se racrapote à deux polarités : soit vous êtes (totalement) avec nous, soit vous êtes (tout à fait) contre nous ! L’union sacrée n’est en rien naturelle. Le marché de l’opinion se met en ordre, se cadre, se discipline, se formate et s’achète. On y combat pour voir triompher l’adhésion complète à la politique officielle : sus ! On y associe de gré ou de forte propagande l’ensemble d’une population agrégée. On cherche à l’amalgamer à la responsabilité de la guerre, du meurtre généralisé, la faillite de l’avenir commun.

Quand ce sont les tranchées qu’on creuse et qu’il s’agit de légitimer la violence la plus totale – les armes nucléaires sont le permis de faire la guerre impunément ! – que voulez-vous que les partisans de la culture de paix puissent encore faire ? Ailleurs et/ou avant, on les flingue. C’est plus patent et directement violent en dictature ou démocrature. C’est plus discret dans nos États libéraux.

Plus qu’un meurtre coupable, un suicide collectif.

Car son rôle – avec d’autres ! – est de poursuivre son travail à faire entendre ses arguments critiques. Des arguments sans doute tellement partagés tant ils semblent communs à toutes les vies. Ils invitent à explorer les abysses de nos inconscients collectifs et les nourrir, à faire vivre les valeurs qui l’animent, lui et plein d’autres, à penser une éthique qui  cherche à unir les valeurs et les actes, qui fasse sens, à énergiser l’espérance de la construction d’un avenir meilleur et à proposer des congruences réelles sur le chemin, à invoquer et mobiliser les valeurs européennes kidnappées par le projet ‘Occident’[1], à invoquer la rencontre des valeurs de toutes les cultures et diversités qui respectent et soignent l’humain, l’eau, la terre et l’air. Le feu de la créativité contre celui de la destruction. Construire hors des tranchées.

Et tout cela, mérite bien qu’on autorise à douter que la guerre totale soit le chemin idéal.

 Guerre, naturel ! Quand penser la paix ?

Or, le mouvement de la paix bloque. Cale. Plie. Souffre en somme.

La résistance ? Évidemment. C’est un signe d’avilissement collectif complet des échanges intellectuels que de soumettre le mouvement de la paix, le sommer à expliciter son attachement à la justice et la liberté. C’est un signe de pourrissement du climat intellectuel que de le renvoyer, le réduire et l’essentialiser à des franges qui le composent aussi et avec lesquelles il veut entretenir le dialogue. C’est le signe d’un très haut niveau de corruption intellectuelle que de le réduire métonymiquement à un adversaire qu’on veut combattre sur le terrain de la diffamation car on le craint dans les urnes. C’est un danger énorme que d’instrumentaliser une guerre d’une complexité inouïe au profit de la bagarre politicienne interne, européenne et mondiale.

Nulle part, le mouvement de la paix en Belgique n’a critiqué de quelque façon que ce soit le droit à la résistance multiforme d’un peuple ukrainien que la guerre a d’ailleurs considérablement rassemblé. En son sein, d’autres mouvements soutiennent le combat contre la colonisation de leurs vies qui a recours parfois à la violence en réponse à la violence oppressive. Combien d’artisans de la paix étaient-ils d’ailleurs calés bien avant les hostilités en connaissances à propos des conflits, en modèles d’armes ou en films de guerre ? Combien de vétérans et militaires ne deviennent-ils pas l’avant-garde du pacifisme quand ils constatent ce que le jeu stratégique a fait d’eux et de ceux qu’ils ont dû tuer ?

En somme, ignoré dans la normalité de la violence larvée à laquelle nos institutions participent, le mouvement pluraliste de la paix est devenu dans la guerre le repoussoir ultime quand il s’agit de persuader la population que la guerre serait juste ! Sacrifiée sur l’autel de la guerre nécessaire.

Les enjeux sont colossaux. Une bonne guerre, et c’est retour 30 ans en arrière. C’est comme si elle représentait une solution pour ne pas affronter ce qui nous menace toustes, une échappatoire. L’unanime nécessité de bosser à l’urgence climatique, biodiversitaire et la justice sociale sur le vaisseau qu’on habite toustes ? Pause. Y travaillait-on suffisamment ? Pause. Maintenant, c’est le temps de la guerre, tragédie de l’humanité consentante ou docile.

Pourtant, c’est aussi pour ce si peu qui change que ça vaut le coup. Il y a un siècle, dans la mine, un enfant de 12 ans rêvait peut-être d’aller à l’école.

Clairvoyante espérance à défaut d’espoir aveugle[2]. Il ne faut pas abandonner l’idée de réparer le monde, nous aurions perdu immédiatement.

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Karl Kraus, la Première guerre mondiale et « Nous » ?

« Dans « L’oiseau qui souille son propre nid », une conférence donnée à la Sorbonne le 9 décembre 1927, {Karl} Kraus proteste avec indignation contre l’argument utilisé de tout temps par les imbéciles de tous les pays contre celui qui a le courage de dire la vérité à ses compatriotes. « J’affirme, explique-t-il, que pendant la guerre tout intellectuel s’est rendu coupable de trahison envers l’humanité s’il ne s’est pas révolté contre sa patrie quand celle-ci était en guerre — en se servant de tous les moyens dont dispose un intellectuel. J’affirme que le spectacle qu’offrent les chantres de la guerre et les lèche-bottes de mon propre pays belligérant en venant, une fois celle-ci terminée, en pays ennemi pour tendre aux populations une main salie par les contributions qu’apportèrent leurs écrits à l’effusion de sang — j’affirme que le revirement qui les entraîne à fraterniser avec les peuples est bien plus ignominieux que leur activité pendant la guerre, qu’ils aimeraient bien désavouer. »[3]

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Actu du truc ?

L’intelligence artificielle évolue sans contrôle. Cette crainte est celle que la CNAPD partage depuis longtemps : la déshumanisation. Celle des choix, des décisions, des procédures, consubstantielle à celle qui construit l’autre comme quelqu’un de négligeable. De tuable. Pour en arriver là, il a fallu tuer le politique. Ce n’est pas que c’est fatal. C’est létal et amoral. C’est à dire qu’il a fallu naturaliser le nihilisme. S’il n’y a plus rien qui vaille, alors on peut tout faire sans rien craindre ou regretter. La mort est au bout du chemin. La guerre, un accélérateur ?

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[1] La formule est empruntée à Léonora Miano, dans Afropea.

[2] Conclusion inspirée des apparitions médiatiques récentes de Corine Pelluchon (http://corine-pelluchon.fr/ )

[3] Karl Kraus, « L’oiseau qui souille son propre nid », reproduit en avant-propos de la « version scénique » des Derniers Jours de l’humanité, Agone, 2003. Citation tirée de  14-18, le carnaval tragique », par Jacques Bouveresse (accès libre, novembre 2014) // https://www.monde-diplomatique.fr/50933 .

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