Depuis le début de la « lutte contre le terrorisme », lancée en réaction aux attentats du 11 septembre, une question se pose avec toujours plus d’acuité au fil des années : « Sommes-nous encore en démocratie ? ». « De moins en moins », serait probablement la réponse la moins risquée. En effet, au gré des lois et des initiatives politiques liberticides qui sont prises (voir l’ensemble du dossier de ce paix-riodique), les fondements de notre système dit de démocratie libérale s’érodent et se fissurent. Ainsi, la séparation des pouvoirs est toujours moins nette avec, comme constante, une tendance autoritaire qui se traduit par le glissement progressif et continu des prérogatives des pouvoirs législatif et judiciaire vers le pouvoir exécutif. Quant à la hiérarchie des normes (avec, au sommet de la hiérarchie, les différents codes internationaux des droits fondamentaux), constitutive de nos systèmes politiques modernes, elle est elle aussi régulièrement, et souvent durablement, bafouée.

En Belgique, la gestion de la crise sanitaire liée au coronavirus, a été caractérisée par une période de « pouvoirs spéciaux », prévus par la Constitution. Idéal-type théorique du moment autoritaire dans une démocratie constitutionnelle. En effet, les pouvoirs spéciaux sont caractérisés par « l’extension temporaire des pouvoirs du gouvernement permettant à ce dernier de modifier ou d’adapter seul, dans un certain nombre de domaines fixés dans une loi d’habilitation, des normes législatives »[1].  C’est cette période qui a permis au gouvernement d’instaurer et de gérer la période de confinement que nous avons connue, jusqu’aux différentes phases de déconfinement. Une période au cours de laquelle nous avons vu (et nous voyons toujours dans une moindre mesure) certaines de nos libertés individuelles, comme celles de circuler et de se rassembler, mises entre parenthèses.Contrairement à de multiples législations ou initiatives de lutte contre le terrorisme, la mise entre parenthèses de certaines de nos libertés individuelles dans le cadre du confinement a été organisée, a priori et jusqu’à preuve du contraire, proportionnellement à la gravité de la crise que nous traversons[2].Tracer et surveiller pour se sentir libre ? Les phases de déconfinement s’accompagnent d’un retour progressif vers l’état de jouissance de nos libertés individuelles d’avant la crise sanitaire. Un état déjà bien piètre, mais dont la situation de délabrement progressif est moins directement ressentie. Un délabrement plus diffus, sournois. Ainsi, malgré un sentiment retrouvé de liberté, nous ne redevenons pas, pour autant, libres.D’ailleurs, ce sentiment retrouvé de liberté n’est apparemment possible qu’à la condition que les gouvernements mettent en place des systèmes de traçage et de surveillance des personnes infectées par la Covid-19. Des systèmes qui rappellent la logique prise depuis le début de la lutte de nos gouvernements contre le terrorisme et dont, au contraire des mesures de confinement, il serait difficile d’envisager avec plus ou moins de précision, le moment où ils seront levés.C’est ainsi qu’en Norvège par exemple, où la population a aussi connu le confinement, le gouvernement a rapidement (dès le 16 avril) mis sur pied une application de traçage pour smartphone. Cette application, qui nécessitait l’approbation de la personne au seul moment où celle-ci installait l’application sur son téléphone, utilisait le bluetooth des téléphones pour détecter les contacts rapprochés que la personne a eus. Cette application utilisait également le GPS des téléphones afin de retracer leurs mouvements. Toutes ces données étaient envoyées toutes les heures sur un serveur centralisé. Cette application a été gelée le 16 juin à la demande de l’autorité norvégienne de protection des données tant elle a jugé que la quantité et la précision des données personnelles recueillies par le dispositif étaient disproportionnées par rapport à l’utilité de l’application dans la lutte contre la pandémie.En Israël, dès le 19 mars et alors que le pays traverse une crise politique très profonde, le gouvernement démissionnaire décrète l’état d’urgence sans l’aval du Parlement. Le Shabak (l’agence de sécurité intérieure d’Israël) [3]  est autorisé à suivre à la trace numérique, avec l’aide des données GPS extrêmement précises, les téléphones portables des habitant.e.s du pays sans que celleux-ci aient donné leur consentement. A la fin du mois d’avril, la Cour suprême israélienne a bloqué cette mesure et a demandé au gouvernement de l’encadrer par une loi. Le recours au Shabak pour le traçage n’a pris fin que le 10 juin avant que le gouvernement de Benjamin Netanyahu ne dépose à la fin du mois de juin une proposition de loi qui sera adoptée le 01 juillet. Celle-ci permet officiellement au gouvernement d’utiliser son agence de sécurité intérieure pour le traçage des personnes infectées par le coronavirus.A Taïwan ou en Corée du Sud, l’utilisation d’une technologie très intrusive a été préférée aux mesures de confinement généralisé. C’est ainsi que dans ces pays aussi, la géolocalisation des téléphones portables a servi à remonter la piste des personnes contaminées, et de retrouver leurs contacts des jours précédents. Dans ces pays, toute la population n’est pas confinée. Seules certaines catégories de personnes sont mises en quarantaine, sur la base de leur déclaration de santé effectuée à l’arrivée sur le territoire ou sur base des antécédents des interactions récentes qu’un individu a pu avoir. Avec l’aide des opérat.eur.rice.s télécoms, les signaux téléphoniques de ces personnes sont analysés pour vérifier qu’elles ne quittent pas leur domicile. Les autorités sanitaires peuvent avoir accès, sur demande, aux dossiers policiers et aux données issues des téléphones portables[4]. Elles peuvent ainsi suivre avec précision les personnes infectées ou à risque qui ont été en contact et étendre les mesures de quarantaine. Le non-respect de cette règle peut entrainer jusqu’à 30.000 € d’amende. La Loi spéciale de prévention de la Covid-19 permet également au gouvernement taïwanais de filmer et de photographier les personnes enfreignant la quarantaine et de rendre leurs informations personnelles publiques[5]. Une politique officielle de “name and shame”.À Hong Kong, l’AFP rapporte le cas d’un styliste qui, dès son atterrissage, a dû mettre un bracelet électronique au poignet. Relié à une application, le dispositif permet de surveiller sa géolocalisation, en temps réel, et s’assurer ainsi qu’il n’entre en contact avec personne durant son confinement imposé de 15 jours. À Singapour, une application officielle a été développée qui donne l’adresse des personnes contaminées…Et en Belgique ? Traçage manuel et traçage numériqueEn Belgique, les mesures de traçage de la population qui doivent accompagner le déconfinement progressif ne sont pas encore clairement identifiables. Pour le moment, en tout cas, la méthode « manuelle » de traçage a été privilégiée, avec la mise sur pied des call centers chargés de prendre contact avec les personnes infectées et d’établir avec elles, la liste des personnes avec qui elles ont été en contact.La création de ces call centers est encadrée par un arrêté royal dont la première mouture a suscité des réactions inquiètes de la part de plusieurs acteurs et actrices de la société civile. Elle a été démontée, point par point, par l’Autorité de protection des données (APD). Les griefs portaient sur la sécurité des bases de données, l’anonymisation, la centralisation non justifiée des données récoltées auprès de l’institution publique Sciensano[6] ou encore plusieurs infractions au RGPD (Règlement général sur la protection des données). Le texte contrevient aussi au secret médical puisqu’il prévoit, en effet, que le/la médecin traitant.e se doit de communiquer les données de ses patient.e.s. La société civile a particulièrement concentré sa vigilance sur son opposition à la collecte des numéros du registre national en vue du traçage et du suivi de la pandémie. Selon son argumentaire, la collecte de ces numéros n’est pas nécessaire et il serait même dangereux de le collecter tant cela permet des rassemblements potentiels de bases de données au sujet d’un individu (en matière fiscale ou de sécurité sociale notamment).Et il est vrai qu’il y a de quoi s’inquiéter, surtout si l’on revient à l’enquête parue dans le magazine Wilfried n°12 de l’été 2020[7] qui souligne que le traçage de la Covid-19 en Belgique est orchestré concrètement par un seul homme, Frank Robben, qui a rédigé l’arrêté royal dont il est question plus haut. Frank Robben, membre de la task force « Data Against Corona » et à la tête de multiples entités par lesquelles transitent les données privées de santé et de sécurité sociale. C’est le Comité de la sécurité de l’information (CSI) qui définit qui est autorisé à y puiser des données. Or, l’enquête de Wilfried pointe que cet « organisme mystérieux » a été monté en 2018 par Frank Robben lui-même, contre l’avis de la Commission européenne et du Conseil d’État, contre la Constitution et le RGPD, mais approuvé par le Parlement.Une nouvelle mouture de cette loi vient d’être proposée, après les charges de l’Autorité de protection des données. Cette nouvelle mouture semble prendre en considération la critique principale, la centralisation excessive des données, puisque la nouvelle mouture crée plusieurs bases de données, gérées par différents organismes. Reste à voir si cette nouvelle mouture vise effectivement à répondre réellement aux préoccupations soulevées par l’Autorité de protection des données. La récolte du numéro de registre national, elle, reste bien prévue dans la nouvelle version de la loi.En tout état de cause, une étude récente montre que seulement environ 30% des personnes contactées par les call centers acceptent de donner les noms des personnes avec qui elles ont été en contact.L’idée est donc de ne pas en rester là. Alors que les premières déclarations soulignaient l’opposition de la Belgique à mettre sur pied des systèmes de traçage numérique, les volontés ont manifestement changées puisque d’ici au mois de septembre en effet, une nouvelle méthode de traçage numérique va être proposée à la population belge. Cette application ne sera a priori pas obligatoire. Le/la citoyen.ne qui décidera de l’installer saura s’il/elle a été en contact avec une personne infectée par le coronavirus au cours des derniers jours. L’application fonctionnera par bluetooth et enregistrera le nom des personnes avec lesquelles chacun.e a été en contact. La personne infectée recevra un code de son/sa médecin qui devra être enregistré dans l’application. Qui enverra ensuite automatiquement un avertissement à toustes celleux qui ont été en contact avec la personne infectée.Bizarrement, un peu plus de personnes se déclarent prêtes à installer cette application par rapport au nombre de personnes qui répondent effectivement aux questions des call centers. Ainsi, une enquête menée par l’Institut Vias montre que près de quatre Belges sur dix (37 %) sont prêts à installer une application de traçage, 27 % ont « des doutes ». Samuel Legros 
[1] CRISP, Vocabulaire politique, http://www.vocabulairepolitique.be/pouvoirs-speciaux/[2] Même si, évidemment, il y a des initiatives qui laissent perplexe, comme le survol des campings du Coq avec un drône équipé d’une caméra thermique ou encore la répression par la commune d’Anderlecht de la campagne d’affichage en soutien à Adil, un jeune tué par la police durant le confinement.[3] chargée notamment de la « lutte contre le terrorisme »[4] https://jamanetwork.com/journals/jama/fullarticle/2762689#240953577[5] http://www.taipeitimes.com/News/taiwan/archives/2020/02/26/2003731638[6] Créée par la loi belge du 25 février 2018 portant création de Sciensano, cette institution publique assume des missions en matière de santé publique et animale. Agréée comme organisme de recherche par la Politique scientifique fédérale, elle peut ainsi délivrer des visas scientifiques.[7] https://wilfriedmag.be/produit/le-nouveau-numero-de-wilfried-n12-ete-2020/

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