Au tout début du mois de septembre 2025, le Ministre de l’Intérieur Bernard Quintin présentait son « Plan grandes villes » pour lutter contre la criminalité organisée, le trafic de drogues et la multiplication des fusillades à Bruxelles. Parmi les mesures annoncées, le retour des militaires dans les rues de la capitale1. Des patrouilles mixtes policiers/militaires qui doivent être lancées « le plus rapidement possible ».
Depuis lors, plus rien. Malgré les demandes répétées du MR, le ministre de la Défense Théo Francken, de manière a priori contre-intuitive, temporise. De fait, le déploiement des militaires dans les rues est porté dans le débat public de manière opportuniste par les représentants du MR. Ce faisant, ils fixent le doigt alors que Théo Francken regarde la lune.
ON PREND LES MEMES ET ON RECOMMENCE ?
En présentant le déploiement des soldats belges dans l’espace public comme une nécessité pour répondre de manière temporaire au péril lié aux fusillades à Bruxelles, le parti libéral veut aller vite et répéter l’expérience de l’opération « Vigilant Guardian » de l’armée belge lancée après les attentats contre Charlie Hebdo.
Le 17 janvier 2015 à 7H du matin en effet, les 150 premiers militaires belges, se déploient à Bruxelles et Anvers2 pour des missions de surveillance statique. Les règles d’engagement des militaires ne sont pas rendues publiques. Quatre informations sont tout de même confirmées par l’armée belge : les militaires ne peuvent pas patrouiller, ils sont sous l’autorité de la police, ils ne peuvent pas faire de contrôle d’identité et ils ne peuvent faire usage de la force létale pour protéger des biens ou des bâtiments qu’en situation de légitime défense prévue par la loi.
Ce déploiement prend un autre visage à la mi-novembre 2015, suite aux attentats de Paris du 13 novembre. À ce moment, l’OCAM relève le niveau de menace à 4 pour Bruxelles. La capitale est alors en état de siège : les transports publics sont suspendus, les écoles et les crèches sont fermées. 1428 militaires sont présents dans les rues du pays. Ils patrouillent, y compris dans les transports publics, les centres commerciaux et aux abords des établissements scolaires. Des véhicules blindés légers sont également déployés. Malgré que les militaires commencent effectivement à patrouiller, ils sont soumis aux mêmes règles d’engagement que lors de la phase statique : ils ne peuvent faire usage de la force qu’en cas de légitime défense.
Supposée être « temporaire », l’opération « Vigilant Guardian » aura duré six ans.
DERRIERE LE SENTIMENT D’URGENCE, UN PROJET REFLECHI
Plus qu’une capitalisation sur le sentiment d’urgence lié aux fusillades, la volonté de déployer des militaires dans l’espace public est défendue dans le programme de plusieurs partis politiques de la majorité. Cette volonté est coulée dans l’accord de gouvernement Arizona quand il entend déployer « un plan canal renforcé […] pour lutter activement contre la criminalité organisée et le radicalisme ». Un nouveau plan rendu « nécessaire » par « les problèmes structurels de capacité des services de sécurité locaux »3.
La « plan grandes villes » de Bernard Quintin assume sa filiation avec « le plan canal » de Jan Jambon, amorcé en 2016 par la volonté du ministre de l’Intérieur de l’époque de « nettoyer Molenbeek ». Si l’opération militaire « Vigilant Guardian » était déjà sur pied, le « Plan canal » a pérennisé le principe et l’a étendu. A l’époque pourtant, ce déploiement était déjà illégal4 – en plus d’être toujours illégitime et inefficace.
Le déploiement des militaires dans la rue pour des raisons de maintien d’ordre public est strictement encadré par le Législateur. Celui-ci rappelle avant tout que cette disposition doit être le dernier recours dans un État de droit.
Ainsi, d’après l’article 43 de la loi organisant un service de police intégré, le bourgmestre ne peut requérir l’intervention de l’armée que « lorsque ni la police locale, ni la police fédérale ne disposent encore d’assez de moyens pour maintenir ou rétablir l’ordre public » et en cas de « menaces graves et imminentes contre l’ordre public ». Cette double condition n’est pas remplie au moment où l’armée est déployée dans les rues, tant les « menaces graves et imminentes » correspondent au niveau 4 de la menace, fixé par l’OCAM. En outre, rien n’indiquait expressément que la réserve fédérale était tarie.
Rappelons aussi que le déploiement des militaires en rue devait, initialement, se limiter au stationnement des militaires devant des cibles envisagées comme sensibles, pour libérer des policiers supplémentaires pour les missions mobiles et les enquêtes. Le fait que des militaires puissent patrouiller constitue une étape supplémentaire éminemment questionnable en elle-même.
Ces questions de légalité sont bien connues du gouvernement fédéral. Pourtant, l’accord de gouvernement Arizona prévoit de créer au sein de l’armée belge, « une réserve de défense territoriale, axée sur la défense du territoire, […] la sécurisation des sites nucléaires et des ambassades par le biais d’une sécurisation statique, la sécurisation de sites qui sont en permanence au niveau trois de l’OCAM et le secteur pétrochimique »5. Ce faisant, le gouvernement veut généraliser la présence des militaires en rues dans des endroits sous niveau de menace 3, mais assurer une présence qui reste statique en rappelant que « les patrouilles mixtes ne sont autorisées qu’en cas de menace imminente de niveau 4 »6.
VERS L’INFINI ET AU-DELA
Au début du mois d’octobre, le ministre Quintin rappelle sa demande de voir des militaires patrouiller à Bruxelles et tient encore « à être très clair » : il est « favorable à l’intervention de militaires […] mais sans leur conférer les mêmes pouvoirs et missions que la police. Cela n’est ni nécessaire ni souhaitable »7. Il veut donc en revenir à la situation qui prévalait lors de la deuxième phase de l’opération « Vigilant guardian ». Ce faisant, Bernard Quintin propose de dépasser ce qui est prévu dans l’accord de gouvernement Arizona.
Trois semaines plus tôt, Théo Francken rappelait pourtant qu’il était aussi (évidemment, ndlr) favorable au déploiement des militaires. Mais, lui, veut aller encore plus loin dans la manipulation de cet outil et veut donc prendre son temps. Il estime en effet « tout simplement dangereux » que des militaires patrouillent dans les rues « sans pouvoir intervenir ». Il précise : « Il faut un cadre juridique qui permette de fouiller, de demander une carte d’identité ou, si nécessaire, de menotter des personnes. C’est essentiel »8 . C’est pourquoi il annonce le déploiement de militaires belges dans l’espace public après le 08 avril 2026. A cette date en effet, le nouveau code pénal entrera en vigueur. Et c’est sur la base d’un nouvel article de ce code pénal qu’il entend inscrire son projet de « Code de la défense », actuellement en discussion au sein du gouvernement. Ce code sera présenté au Parlement théoriquement avant Noël afin d’organiser, assure-t-il, « un débat essentiel sur la question de savoir si les militaires peuvent accomplir des tâches policières »9.
Le projet est donc bien de normaliser cette présence statique et mobile des militaires en rues, sans plus de référence au niveau de menace fixé par l’OCAM et en modifiant la loi pour que les militaires se voient dotés de compétences policières de maintien de l’ordre et d’usage de la coercition.
UNE VOLONTE DE DEPLOIEMENT « A LA FRANCAISE » ?
Lors des premières discussions sur le sujet en commission de la défense de la Chambre, plusieurs députés faisaient référence au modèle français pour comparer le projet en gestation dans le cabinet de Monsieur Francken. Vu le peu d’informations disponibles au moment d’écrire ces lignes, difficile de savoir si cette comparaison est adéquate.
En France en tout cas, les prérogatives des militaires déployés dans l’espace national ont également beaucoup évolué depuis le premier « plan Vigipirate » lancé par Nicolas Sarkozy. Dans ce continuum, la France présentait en 2020 un nouveau « cadre juridique d’intervention des forces armées en milieu terrestre face au terrorisme ». Comme le souligne la Fondation pour la recherche stratégique10, « les principaux réajustements sont l’extension du régime spécifique des gendarmes à l’ensemble des forces de sécurité déployées sur le territoire national et la création d’une nouvelle excuse pénale au-delà de la légitime défense ». Les forces armées françaises peuvent donc désormais « ouvrir le feu dans deux situations spéciales : pour la protection des installations militaires afin d’empêcher une intrusion dans une zone militaire hautement sensible, et en cas d’attroupements en situation de maintien de l’ordre ». Ces possibilités données aux militaires français ont été rendues possible en créant une nouvelle « excuse pénale » à la légitime défense des militaires en cas de recours à la force lors de « cavales meurtrières ».
Les besoins nécessaires à la lutte contre la criminalité organisée et les fusillades sont connus. Ils n’ont pas grand-chose à voir avec le déploiement de militaires dans les rues de nos villes. Mais ce déploiement a le (seul ?) mérite de laisser penser que le gouvernement prend le problème au sérieux. Ce faisant, il continue sa marche forcée dans la militarisation de notre société après l’envoi le 13 novembre d’un courrier à 149.000 mineurs belges pour les inviter à faire leur « service militaire volontaire ». Un autre projet réalisé par l’Arizona, « crucial pour le développement et le renforcement de la réserve »11. Cette même réserve qui, comme a l’a vu, sera déployée sur le territoire national. La boucle est bouclée.
Samuel Legros – chargé de recherche et de plaidoyer à la CNAPD
1. Notons que le « Plan grandes villes » de Bernard Quintin envisage également le déploiement des militaires dans d’autres grandes villes, dont Anvers, Liège, Gand ou Namur2. Pour rappel, très rapidement (dès le 25 janvier) – et probablement à la demande des bourgmestres, qui sont aussi les chefs de polices zonales –, des militaires sont également déployés à Liège, Huy et Verviers.
3. Page 141 de l’accord de gouvernement
4. Dans le cadre d’une tentative de dépôt de plainte par 4 associations (CNAPD, LDH, Vrede et Liga voor Mensenrechten) à la base de la campagne « rue sans soldats » dès 2015, les différents maillons de la chaîne de décision se sont à chaque fois renvoyé la balle de l’irresponsabilité juridique et ont systématiquement refusé l’accès à de nombreux documents administratifs qui ont autorisé le déploiement de l’armée dans l’espace public.
5. Page 185 de l’accord de gouvernement
6. Théo Francken, compte-rendu intégral de la Commission de la défense nationale du 24/09/2025, p.51. Vous aurez remarqué qu’il n’est jamais question, dans la bouche du gouvernement, des capacités de la police fédérale.
7. RTBF info 01/10 Le ministre de l'Intérieur, Bernard Quintin, maintient l’objectif de militaires en rue à Bruxelles d’ici la fin de l’année - RTBF Actus
8. Le Soir, 12/09/2025, « Sécurité à Bruxelles : Theo Francken précise la date d’arrivée des militaires dans les rues »
9. Théo Francken, rapport intégral de la Commission de la défense nationale du 24/09/2025, CRIV 56 COM 196, p.51
10. Elise Boz-Acquin, « Le nouveau cadre juridique d’intervention des forces armées en milieu terrestre face au terrorisme », Fondation pour la recherche stratégique, Note de la FRS n°58/2020, 10 août 2020
11. La Défense, « Vision stratégique Défense 2025 », https://www.mil.be/media/j2hphmk1/vision-strat%C3%A9gique-2025-glossy-final.pdf, p. 26
