Entretien par Jean-Paul DUCHÂTEAU publié sur la Libre Belgique le

Regards croisés de Joseph HENROTIN, chargé de recherches au centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (Paris), et Carlos Crespo Président de la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie (CNAPD).

L’armée belge commence à retirer une partie de ses troupes présentes depuis une dizaine d’années en Afghanistan, notamment celles disposées autour de l’aéroport de Kaboul. C’est le moment choisi par certains pour tirer un premier bilan de la participation belge à cette opération militaire initiée par les États-Unis. Certains pensent que notre pays a bien tiré son épingle du jeu; d’autres continuent à se demander ce que la Belgique est allée faire là-bas. Interviews croisées.

« La Belgique ne s’est pas engagée trop massivement. Il y a eu d’emblée une définition par le gouvernement de ce qu’on pouvait faire, ou pas. Et pour ce qu’on a dit qu’on allait faire, on l’a bien fait. » Joseph HENROTIN, chargé de recherches au centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (Paris)

Au moment où une partie des forces belges rentrent au pays, peut-on dire que la Belgique a rempli son rôle en Afghanistan ?

De manière générale, oui. La Belgique ne s’est pas engagée trop massivement. Il y a eu d’emblée une définition par le gouvernement de ce qu’on pouvait faire, ou pas. Et pour ce qu’on a dit qu’on allait faire, on l’a bien fait. On a effectué très rapidement la sécurisation de l’aéroport de Kaboul, qui pendant pas mal de temps, était la seule porte d’entrée et de sortie de l’Afghanistan. Non sans mal d’ailleurs, car la Belgique a formé tous les gens qui s’occupent de l’aéroport et cela n’a pas toujours été très simple, parce que ce ne sont pas les mêmes rationalités au niveau du travail et de la discipline, notamment. Il y a eu aussi l’engagement de F16 à Kandahar et la Belgique a été très efficace. Les Américains préféraient d’ailleurs appeler les avions belges plutôt que d’autres appareils. Simplement, parce que l’équipement de nos F16 était bien meilleur et que nos militaires sont devenus très expérimentés. Enfin, il y a eu des équipes de formation pratique de troupes afghanes au sol dans le nord du pays et là aussi, les échos sont bons.

A ce propos, la Défense belge est-elle bien préparée pour mener ce genre de missions à l’étranger ?

Sur l’aérien, incontestablement oui. Nous sommes dans le top 3 des forces aériennes européennes. Au niveau terrien, il y a toute une série de problèmes qui continuent de se poser, particulièrement au niveau de la disponibilité des forces. Plus globalement, et c’est vrai au niveau européen, se pose la question des engagements qui durent des années alors que les forces subissent des réductions de format à répétition. Ainsi, on pourrait s’interroger sur l’efficacité de troupes qui seraient amenées à intervenir dans des situations plus dures, avec un niveau de violence plus élevé.

Quel bilan peut-on tirer de l’intervention de l’ensemble des forces occidentales en Afghanistan ?

C’est un bilan qui est maigre, dès lors qu’on n’a jamais très bien vu quel était l’objectif réel. Dans un premier temps, si on remonte à octobre 2001, un mois après le 11 septembre, l’objectif politique de l’opération était de chasser les talibans et de mettre la main sur Ben Laden. Ce double objectif a été atteint. On peut donc parler à cet égard de réussite. Maintenant, le problème est qu’au fur et à mesure du développement des opérations, les objectifs ont été reconfigurés, notamment pour aller vers une stabilisation à long terme de l’Afghanistan, passant par un processus de reconstruction qui est douteux dans la mesure où le pays n’a jamais été construit. De ce point de vue ci, on ne peut pas dire que les objectifs ont été totalement atteints. La position de Karzai est extrêmement précaire. La légitimité de son gouvernement est très mince aux yeux des Afghans. On voit bien qu’il y a des baronnies qui se créent dans les provinces. Cela ne pèse pas très lourd face aux guérillas talibanes qui restent présentes dans le pays. Un des objectifs militaires était aussi de disposer d’une véritable armée afghane qui pourrait être en mesure de prendre en charge la sécurité du pays. Les chiffres montrent que la première raison des pertes en Afghanistan n’est plus les mines posées par les talibans, mais bien le retournement de gens de la sécurité afghane contre les soldats occidentaux.

« La Belgique dans l’Otan a pu avoir une pertinence, notamment à l’époque de la confrontation des blocs. Mais aujourd’hui, quel sens cela a-t-il, sinon pour se présenter comme bon élève à l’égard de certains alliés ? « Carlos Crespo Président de la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie (CNAPD)

Etes-vous satisfait de la manière dont la Belgique a mené sa mission en Afghanistan ?

La Belgique a été partie prenante d’une stratégie d’occupation militaire dans un pays du Tiers-monde. En ce sens-là, elle a bien pris la part du rôle qui était le sien dans le cadre de l’opération menée par les Etats-Unis et d’autres pays alliés.

Fallait-il se joindre à l’intervention ?

On doit se poser la question : le monde est-il plus sûr qu’avant l’intervention en Afghanistan ? Je n’en ai pas l’impression. Il y a eu plus de 50 000 victimes, ce qui n’est quand même pas rien, et en termes de résultats concrets, 78 % des Afghans n’ont toujours pas accès à l’eau potable. Un enfant sur quatre n’atteint pas l’âge de 5 ans. La Belgique a dépensé des millions et finalement, le résultat de l’opération est négatif.

Y avait-il une légitimité générale à cette opération ?

Dix ans plus tard, il est évident que l’objectif n’est pas atteint. Il y a encore plus d’un million de personnes qui sont déplacées. L’émotion qu’avait suscitée le 11 septembre a été un prétexte pour occuper militairement un pays. Cela n’a pas changé grand-chose à la situation politico-stratégique de la région, et pour les populations, l’amélioration éventuelle des conditions de vie ne me saute pas aux yeux en termes de vie quotidienne et d’accès à des besoins de première nécessité. Or, c’était bien un des objectifs déclarés puisque certains avaient l’intention d’amener la démocratie par les bombes. Ils ont eu les bombes, mais pas de démocratie.

Donc, le résultat est négatif ?

Le régime politique actuel est-il plus démocratique que celui qui était en place à l’époque des talibans ? C’est une question qu’on peut au moins se poser. La Belgique a dépensé et continuera à dépenser (les F16 notamment restent sur place). On s’est engagé en juin dernier à y consacrer 11 millions d’euros par an, ce qui n’est pas rien surtout dans une période économique très délicate. La partie qui servira à la coopération au développement ne sera que 7 % de l’ensemble.

D’une manière plus générale, la Belgique doit-elle continuer à intervenir dans des conflits étrangers ?

Je me pose moi la question de savoir si la poursuite de l’investissement de la Belgique dans une structure comme l’Otan est pertinente. On sait que les Etats-Unis ont une idée bien à eux de l’implémentation de la démocratie dans le monde, doit-on y participer si nous n’y souscrivons pas ? Personnellement, je me demande pourquoi encore acheter des F16, ou aujourd’hui des F35 alors que ces sommes pourraient être bien mieux utilisées. Que la Belgique fasse plutôt de la coopération au développement ! Pour notre part, nous rejetons toute appartenance à une force occupante où que ce soit. Il y a en revanche d’immenses besoins pour aider au développement des populations de ces pays.

Remettez-vous en question l’existence d’une armée en Belgique ?

Il y a de la place pour une armée de défense au cas où le pays serait attaqué. Mais aujourd’hui, on se rend compte que c’est devenu une armée d’attaque.

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