Pour qu’une démocratie ne s’essouffle, il faut que les opinions divergentes prennent place sur la place publique ; que les arguments contradictoires puissent avoir un écho. Le débat ouvert est le propre d’une opinion critique bien construite. C’était donc une belle opportunité et une heureuse initiative que nous a offert la Commission internationale du barreau de Liège en organisant une rencontre large, réunissant représentants syndicaux, associatifs et politiques, autour de la production et l’exportation d’armes en Belgique. La Commission s’est saisie de la question suite à la polémique née du recours en suspension introduit par la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie (CNAPD) contre l’exportation d’armes de la FN Herstal vers la Lybie de Mouammar Khadafi ; et du recours en annulation qui s’en est suivie, introduite par la LDH seule.

Cette rencontre a été l’occasion pour Monsieur Vandermeerschen (Président de la LDH) d’expliquer les motivations qui ont poussé la LDH dans cette procédure judiciaire. Une décision difficile à prendre. Le GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité) s’est employé à présenter le complexe militaro-industriel en Belgique et sa place dans le monde. La CNAPD, quant à elle, a tenu à rappeler le point de vue plus général, désintéressé, des organisations pacifistes et citoyennes sur la problématique des exportations d’armes, plus précisément les armes légères.

Les armes légères, ces petits objets qui font mal

Pour donner tout son relief à la problématique de l’exportation des armes légères, il est utile de mettre quelque peu en perspective les arguments que l’on lit souvent sur le sujet en rappelant certains chiffres :

  • Selon les estimations, il y aurait quelque 550 millions d’armes légères en circulation dans le monde ;
  • 8 millions d’armes légères sont produites chaque année. 800.000 armes légères sont détruites chaque année ;
  • Entre 60 et 70% (les estimations fluctuent quelque peu) des armes légères sont détenues par des civils. Moins de 25% des armes légères sont détenues par les forces armées conventionnelles ; moins de 5% par les forces de police et de maintien de l’ordre ;
  • 300.000 personnes sont abattues par armes légères chaque année ; parmi lesquelles entre 60.000 et 90.000 victimes de conflits armés (ce qui en fait des « armes de destruction massive », selon Kofi Annan) ;
  • Depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, 30 millions de personnes sont mortes au cours de quelque 300 conflits armés. Entre 80 et 90% de ces victimes ont été tuées par des armements légers.

Sur ces chiffres, il faut également garder à l’esprit la particularité des armes légères. Celles-ci ont en effet différentes caractéristiques qui en font des instruments très répandus, intensivement utilisés et particulièrement nuisibles.

Ainsi, les armes légères sont très bon marché ; elles sont comme on vient de le voir extrêmement nombreuses ; elles sont, pour la plupart, d’un faible poids et d’un usage facile ; elles ont une longue durée de vie et connaissent de fréquents transferts d’un conflit à un autre ; enfin, elles sont faciles à dissimuler et donc constituent une marchandise privilégiée pour la contrebande.

Le propos n’est pas ici de pointer l’une ou l’autre responsabilité ni de jeter l’opprobre sur certains travailleurs. Nous ne savons que trop bien à quel point ce secteur produit de richesses en Wallonie et nous connaissons la difficulté de l’emploi dans certains bassins industriels. Nous savons que grâce à ce secteur, plus de 4000 personnes peuvent faire vivre leur famille. Nous savons que tous les partis politiques le savent.Nous reconnaissons aussi le droit des États à se doter des équipements nécessaires à assurer leur sécurité extérieure et intérieure. Tout État institué détient le monopole de la violence légitime pour que, justement, ses ressortissants ne doivent pas en faire usage et vivre dans un état de peur constant.

Heureusement, dans nos pays, il existe des arbitres institués qui règlent nos conflits pacifiquement. Néanmoins, ce droit légitime des pays à assurer leur défense, consacré d’ailleurs par les Nations Unies, est trop souvent interprété de manière extensive et permet aux pays producteurs d’armement de profiter du surarmement de certaines régions du monde (ex : l’Arabie Saoudite qui absorbe 50% des exportations d’armes belges).

Ainsi, si l’on ne peut incriminer, en soi, la production et l’exportation d’armes légères, nous ne pouvons rester silencieux sur la logique mercantile qui lui est sous-jacente. Au vu des dégâts qu’elles occasionnent, et de leur surabondance, nous ne pouvons cautionner une activité de propagande et de marketing qui vise à trouver de plus en plus de marchés, de créer le besoin pour un produit qui, convenons-le, n’est pas comme les autres.

Une sécurité commune et durable ne passe pas par un surarmement mais par la prévention civile des conflits. En cela, en effet, les activités des producteurs d’armes et celles des associations de paix se confrontent.

Lors du débat…

Lors du débat, les travailleurs de la FN présents dans l’assemblée et les représentants syndicaux ont concentré leur argumentaire sur deux points principaux, relayés d’ailleurs par les représentants des cabinets. Le premier consiste à dire que les activités de lobbyisme de la part des associations de défense de la paix et des droits de l’Homme ne revenaient finalement qu’à saper la réputation de la FN et donc de prendre les travailleurs en otage. Le deuxième désaccord principal abordait le fait que tous les contrats que la FN perd (pour cause « éthique » et pas économique) reviennent finalement à une entreprise ressortissant d’un pays moins scrupuleux. Ces deux arguments sont liés dans le sens où, comme l’ont rappelé les travailleurs présents lors du débat, ceux-ci sont les premiers à demander un respect des règles internationales et la plus grande éthique possible¹.

Il est difficile de contrer le premier point. Oui, en effet, notre travail de plaidoyer politique effleure la réputation nationale des entreprises d’armement léger. Mais jamais nous n’incriminons le travail honnête des travailleurs. Cette victimisation est étrange et dangereuse dans le sens où elle dévie le point central du débat. Par contre, le deuxième argument doit être attaqué avec la plus grande vigueur. Les entreprises d’armement léger, même si elles respectent les normes internationales et même si un pays moins scrupuleux pourrait s’accaparer le marché, ne peuvent pas vendre à n’importe qui.

Cet argument est de même nature que celui qui empêche l’évolution plus rapide de la protection sociale sous prétexte des menaces de délocalisation. La seule solution réside dans le développement, le renforcement et l’universalisation du droit international contraignant en la matière. Si les entreprises d’armement léger respectent les normes internationales, elles peuvent – et doivent – réclamer que toutes les entreprises du monde fassent de même ; et entamer un travail de lobbying dans ce sens. Elle aura alors la position légitime pour le faire. Si ces entreprises, au contraire, continuent de passer des contrats avec des régimes douteux (c’est un euphémisme), elles violent le droit international et doivent être condamnées. La victimisation perd alors tout son sens.

A propos de la réglementation nationale et internationale en matière d’armes légères.

Il faut donc insister sur une tendance que nous pouvons observer sur le moyen terme : les campagnes de sensibilisation des ONG, des associations de paix et de plusieurs institutions internationales (comme l’Union européenne et les Nations Unies) sur les armes légères conduiront de manière inéluctable à un renforcement des règles d’encadrement et auront un impact négatif sur le marché des armes légères.

Il faut donc rester attentifs à ce que le « code de conduite » de l’Union Européenne², dont les 8 critères désormais juridiquement contraignants encadrent l’octroi des licences d’exportation d’armes, soient à chaque fois mûrement pesés et que la marge d’interprétation des critères soit la moins floue possible, la plus restrictive possible.

Il nous faut également continuer de faire pression, chacun à son niveau, pour que ce code de conduite influence et pèse sur la négociation actuelle de l’ONU (qui aura officiellement lieu en juillet 2012 mais qui a débuté cette année) dans son entreprise de construction du Traité sur le commerce des armes (Arms Trade Treaty). Il faut absolument saisir toutes les opportunités pour que ce Traité encadre le commerce international des armes dans des critères contraignants en termes de droits fondamentaux, de libertés publiques, et de priorités économiques. Nous le voyons, l’arsenal juridique encadrant l’exportation d’armes légères se développe petit à petit, empruntant un chemin positif qui part de notre continent.

La Belgique peut s’enorgueillir d’être souvent à la pointe de la législation sur les armes. L’interdiction des armes à sous-munitions, par exemple, part d’une initiative belge. Notre pays a également été le premier à entériner le code de conduite de l’Union européenne. La Belgique doit garder son rôle d’exemple et rester volontaire. A ce propos, le gouvernement wallon vient d’arrêter un accord sur la nouvelle procédure d’octroi des licences d’exportation d’armes. Cet accord n’est pas encore rendu public. Nous savons néanmoins qu’il distinguera deux sortes de procédures d’octroi des licences. La première, qualifiée de Fast Track, ne prévoit pas de débats ni d’accords particuliers pour les exportations vers une liste de pays présélectionnés. Il s’agit notamment des pays membres de l’Union européenne, de l’OTAN ou encore, apparemment, des pays membres de l’OCDE à laquelle Israël vient d’entériner son adhésion ; ce qui constituerait, non sans raison, une aubaine pour les producteurs d’armes.

La deuxième procédure prévoit une conciliation au sein d’un groupe constitué d’experts et de politiques pour tous les autres pays. Nous resterons vigilants sur la transparence dans la constitution du groupe et sur la publicité de ses rapports et travaux de ce groupe.


¹ Nous ne mettons d’ailleurs pas cette volonté en doute. La FN aussi, de son côté, tente de respecter un maximum les normes internationales et nationales. Elle est notamment à la pointe dans le marquage des armes qu’elle produit.
2 Voir le document officiel : http://www.grip.org/bdg/pdf/g1523.pdf

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