Lâcher le droit pour l’ombre de la sécurité : sacrifice ou saccage de la liberté ?

La liberté et la sûreté des individus sont des droits proclamés universels. Mais la peur, diffuse, attisée et instrumentalisée, renforce un besoin exacerbé de sécurité. Fantasme qui balaie en ce moment même l’âme des sociétés européennes et suggère la victoire idéologique des marchands de la terreur. Les SAC sont le reflet et un instrument de cette évolution qui fait refluer largement la démocratie. 1984-2014 : Big Brother au pays des pralines ?

Les sanctions administratives communales (SAC) pourraient nous faire rire longtemps si elles ne resserraient pas davantage la camisole de nos libertés acquises et reconnues. Une grosse boule de neige 1 sur le visage des valeurs fondamentales du Vieux Continent, humanistes et libérales. Comme un signe d’accélération de ce vieillissement, l’Europe qui se racrapote sur la nostalgie d’une époque illusoirement sûre, privilégie aujourd’hui les restrictions sécuritaires qui émiettent 2 progressivement les droits des citoyens.

Les SAC n’ont pas été inventées aujourd’hui. Depuis 1999, elles permettent à des agents communaux désignés de sanctionner directement des comportements inciviques par la perception d’une amende limitée. Difficilement applicables en raison d’un flou juridique autour des contraventions pénales, la législation hésitante sera approfondie et étendue en 2004 et puis réparée en 2005… Mais toujours autant de fausses notes rendent la musique répressive bien disharmonieuse 3. Cette première décennie d’un 21ième siècle terrifié par des fantômes a attisé le besoin de nombreux individus d’être rassurés : en 2013, la législation se durcit encore. Malgré les nombreuses oppositions, les SAC s’étendent à de nouveaux champs d’application, les amendes s’alourdissent, et les sanctions diversifiées 4 peuvent désormais matraquer des jeunes toujours plus jeunes. En décembre 2013, un remarquable événement médiatique 5 souligne l’arbitraire de l’application des SAC : le Premier Ministre et le bourgmestre d’Anvers 6 pointent en écho les abus de plusieurs communes en la matière. Orwelliens, ils affirment leur refus de vivre dans un Etat policier. Mais bon, malgré les doutes qui enveloppent sa pertinence, cette urgente mesure de justice expéditive et arbitraire est entrée en vigueur ce dernier premier janvier… Impressions d’empressement, de relents autoritaires, d’apprentis sorciers et de marche arrière.

Réprimer les maux par le contrôle social ?

Bien sûr, nous rétorquera-t-on, les SAC sont une tentative de réponse à ce sentiment d’impunité à l’égard de la petite délinquance. Imputable à l’arriéré judiciaire. Au nom de l’efficacité, le bon sens s’accommoderait de cette balafre à la Justice indépendante, particulièrement celle de la jeunesse. Il est évident qu’un état d’esprit s’est largement diffusé qui encourage et cautionne le maintien d’un ordre droit et solide qui serait le rempart contre toutes les potentialités d’agression. L’écran télé ou la hiérarchie commerciale des infos du Net ont répandu un climat d’insécurité qui légitimerait des solutions plus dures. Alors ces moyens, peut-être efficaces et qui ne seraient tout de même pas à ce point liberticides, seraient-ils un moindre mal pour atteindre la fin d’un ordre maitrisé ? Ce serait évidemment manquer de perspective : les SAC sont une des mesures qui, au prétexte fallacieux d’une lutte mondiale contre le terrorisme et la criminalité, renforcent essentiellement le contrôle social sur tous les citoyens.

En Belgique, près de 350.000 caméras de surveillance épient et répandent la suspicion. Les scandales d’espionnage technologique des données privées essaiment. Les projets industriels de pistage électronique se multiplient. Le commerce profitable de la sécurité explose et gagne fréquemment des parts de marché sur le terrain public qui parait moribond. La peur du très indéfinissable terroriste a fait prévaloir le régime d’exception sur la norme en matière de droit pénal et permet aussi de justifier des opérations militaires à l’étranger. Les méthodes particulières d’enquête policière restreignent des droits acquis à la vie privée. Un constat : la plupart des mesures citées s’inscrivent dans une logique répressive. Les actes délictueux et criminels que la loi autorise de surveiller doivent être définis par elle : plus on y inscrit de particularités, plus on doit les rechercher et plus on se doit de renforcer l’arsenal sécuritaire. Or, de nombreux juristes ont souligné que le droit pénal était suffisamment équipé pour lutter contre les menaces aujourd’hui requalifiées sous l’effet de l’émotion. Ce qui tend à appuyer l’inutilité de ce nouvel arsenal législatif.

Au travers des SAC, la sécurité collective, sociale, semble donc une nouvelle fois ne s’envisager qu’au travers de la lorgnette sécuritaire du maintien de l’ordre. Un éteignoir sur les symptômes ne peut guérir les causes des maux. Sur la même période, les investissements en matière de prévention pour agir sur les sources de l’insécurité semblent n’avoir pas bénéficié du même intérêt. Ni non plus ceux qui permettraient de développer les outils adéquats d’un service de justice en mal de moyens. Euphémismes.

Des SAC en toc ?

A ceux qui invoquent – à raison ! – le droit fondamental à la sûreté des personnes qui est stipulé à l’article 3 de la Déclaration universelle, il est bon de rappeler qu’il suit ceux à la vie et à la liberté. L’acception plus large et plus humaniste de la notion de sûreté que sa seule réduction aux aspects sécuritaires est d’ailleurs développée dans les articles 20 à 25. L’unique occurrence du concept de sécurité est alors accompagnée de l’adjectif sociale. La norme reconnaît ici que la sûreté de l’existence repose bien davantage sur la capacité des sociétés à créer les conditions optimales à l’existence. Et non pas sur un hypothétique devoir de réprimer tout qui dévierait de la norme sociétale dominante. Or, l’austérité qu’on nous dit conjoncturelle, démonte partout les conditions de cette indispensable sécurité sociale tout en restreignant la liberté des personnes.

Trois autres reproches précis peuvent encore questionner la régularité des SAC. Premier reproche précis. Cette législation déforce considérablement le droit des enfants en parfaite contravention avec la Convention internationale signée par la Belgique. Des jeunes de 14 ans doivent maintenant répondre de leurs actes comme s’ils étaient des adultes responsables. En criminalisant des comportements qui traduisent des difficultés d’existence, les promoteurs de cette loi criminalisent en réalité des questionnements adolescents sur les imperfections de notre modèle sociétal. Deuxième reproche précis : les communes sont libres d’appliquer les SAC ou pas. Or, la multiplicité des règlements communaux ne peut être raisonnablement maîtrisée par des citoyens qui circulent dans des espaces bien plus vastes. Le droit pénal se voit de la sorte atomisé et dangereusement doublé et amplifié par une série de normes locales. Troisième reproche précis. Qui sont les agents constateurs et sanctionnateurs ? Quelles sont les compétences de ces fonctionnaires qui se substituent au juge ? Ce renforcement du pouvoir exécutif au dépens de la qualification et l’indépendance du pouvoir judiciaire est une atteinte quasi berlusconienne à la séparation des pouvoirs, pierre de touche de la démocratie.

 Soyons progressistes : conservons le droit pénal !

Les civilisations croissent, culminent et déclinent. On dira que l’universalité des droits de l’homme est à mettre en perspective et à nuancer. C’est juste. L’européanité de leur formalisation est toutefois historiquement peu contestable. Les penseurs et les peuples de l’époque dite moderne, au-delà des douloureux soubresauts et contretemps, ont célébré et sacralisé le concept de la liberté. Ses promoteurs ont engrangé partout des acquits en bétonnant dans les Constitutions et les Lois sa légitimité absolue. Et voici que perclus de nos peurs et nos crises, nous acceptons deux siècles plus tard de bafouer cette identité et d’inféoder la notion à celle dévoyée et réductrice de sécurité. Depuis 2001, l’espace libre se rapetisse, se contracte, se crispe. Il faut lutter contre le Mal nous dit-on. Où est-il ? Qui est-t-il ? Le droit positif s’accommode pourtant mal des catégories floues. Fi ! Le législateur apeuré ou intéressé y introduit des notions imprécises et des double standards : le filet des lois votées dans le contexte de la lutte contre le terrorisme a tissé des rets toujours plus étroits à défaut d’être plus fins. Le contrôle social est passé outre toutes les exceptions et les précautions pour s’exercer anticipativement sur tous les individus.

Les SAC sont bien une création de ce type qui symbolise que le pic de liberté démocratique a culminé. RIP ? Il est indispensable de se mobiliser afin que la râpe à fromage sécuritaire n’atteigne la croûte de notre identité collective : le droit à la vie, la liberté et la sureté des personnes. La loi est aussi un patrimoine commun : c’est un bénéfice autant qu’un devoir collectif que de la défendre contre ses dénaturations sous le coup de l’émotion générée par la peur. Il faut plaider pour l’abrogation de cette loi immature.


1 A Lokeren, il est désormais interdit de lancer des boules de neige… Les exemples sont tirés de la compilation du 23 décembre réalisée par Le Vif.be, Le Top 25 des sanctions administratives les plus absurdes. 2 Attention, il est désormais interdit dans plusieurs communes de répandre les miettes dans la rue… 3 A Louvain, il est désormais interdit de jouer faux dans la rue… 4 Les prestations et l’interdiction de lieu notamment. 5 La Libre.be, 17 et 18 décembre 2013. 6 A Anvers, il est désormais interdit de manifester contre les SAC…

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