Peut-on encore utiliser le mot « race » ?

Franchement, quel mot violent… Construit si longtemps comme une évidence biologique sous la caution d’une science instrumentalisée, le concept de « race » est aujourd’hui délégitimé. Il gêne. Il étouffe. Il enferme.

Déjà les travaux d’Anténor Firmin publiés en 1885 en indiquaient le caractère artificiel, intéressé, idéologique. Déjà avec le combat si fameux par ici contre la ségrégation de Frantz fanon, des Black Panthers, de James Baldwin ou de Martin Luther King, de Audre Lorde, Angela Davis ou bell hooks, on pouvait choisir de ne plus ignorer. Déjà dans le monde académique francophone, avec Colette Guillaumin en 1972, « il s’agissait de penser des femmes, des hommes ainsi que des races ne préexistant pas aux rapports sociaux de domination parce que ceux-ci, en fait, les constituent.» Déjà, depuis 1978, les études postcoloniales, les black studies et le concept d’« intersectionnalité » stimulaient les consciences. Mais, décidément, des élites européennes organisaient leur invisibilité. 

Décidément, on ne veut pas savoir. La « race » a la peau dure. Et l’oreille et la mémoire des puissants demeurent sourdes aux voix héritières de celleux qu’il a asservies.

Dans le champ des sciences naturelles européennes, un mouvement intellectuel s’est enfin initié à la fin des années ‘60. Il a démontré que « la race » n’a aucun fondement génétique de discrimination. Il établit que les phénotypes et la mélanine ne sont pas des critères pertinents de différenciation d’hypothétiques sous-espèces humaines. Point. Après les lubies des idéologies racialistes qui justifiaient la colonisation  par la « Civilisation », la référence à « la race » n’est plus audible dans nos sociétés depuis les années 1980’s. 

La « race » n’existe pas.

Sauf que si.

Des déclinaisons de « la race » perpétuent les effets de la racialisation jusqu’à aujourd’hui. La hiérarchie sociale et la distribution des rôles demeurent largement structurées par « la race ». Tandis qu’on proteste partout qu’on hait le racisme, les chaînes de valeur mondialisées et la distribution globalisée des richesses demeurent structurellement racistes. Des propagandistes ont recyclé le concept pour dissimuler sa perpétuation en dépit de sa vacuité génétique désormais prouvée. Ils y ont introduit d’autres variables et caractéristiques, ils ont utilisé d’autres mots et discours, ils ont progressivement fabriqué des avatars. Parfois pour échapper à la législation anti-discrimination, notamment en vigueur depuis 1981 en Belgique.

Conquérante de nos inconscients collectifs, une rhétorique du néo-racisme continue donc de se propager. On peut déplorer qu’elle se normalise aujourd’hui. Cette mue permet de perpétuer l’avantage social, le privilège, la domination par « la race ». Tout cela est abondamment décrit par des penseurs qui animent avec vigueur « la théorie critique de la race ». Il est sans aucun doute l’apanage des personnes qui se sentent racisées dans le regard de l’autre de savoir que « la race » existe. Bel et bien. 

Aujourd’hui, en 2024. La « race » est le fantasme devenu le monstre réel, artificiel mais opérant dans les sociétés. Les militants antiracistes, antisexistes et décoloniaux sont assez formels sur la stratégie : puisque« la race », fruit pourri de l’imaginaire colonialiste, reste insidieusement l’outil performatif de domination, il est alors nécessaire de désigner clairement ce concept pour ce qu’il est. La « race » n’est donc pas morte avec les conclusions indubitables de la science positive. Elle n’a pas disparu non plus avec les manifestations gentillettes de solidarité et les lois antiracistes. 

« Know your ennemy ! »,« Vois ma couleur ! ». Il faut identifier l’ennemi pour le confondre et combattre. Il faut donc la nommer cette « race », rendre visible ces « rapports sociaux de racisation », comme on dit parfois plus poliment. Nommer, faire exister, afin que nous puissions clairement la voir fonctionner et trier, souvent au travers de nous-mêmes. Ce concept idéologique produit des faits sociaux, très concrets, très violents sur des corps et des esprits des individus racisés. Jusqu’à les tuer. Il faut donc désigner et nommer l’assassin. 

« La race », tueuse silencieuse ?

Les mécanismes ? Le processus politique de racialisation, c’est-à-dire la production de hiérarchies sur la base du critère racial, se développe dans l’idéologie colonialiste dès le 17ième siècle. Il s’agit de stigmatiser les personnes individuelles au départ de caractéristiques physiques, linguistiques, culturelles ou religieuses. Chaque personne qui partage quelque peu la différence stigmatisée est réduite à cette particularité. Elle est alors assignée à une catégorie d’humains, un groupe figé par l’artifice qui la réduit à cette seule caractéristique, une prétendue essence, le fantasme de sa plus pure vérité. Au mépris de son être et de son devenir, au prix de la négation de sa complexité et de toutes ses autres singularités. Cette détermination sociale totalisante est construite comme innée et immuable, comme transmise « par la nature » via la filiation au groupe catégorisé auquel la personne est assignée.

Ce n’est pas tout. Comme la poisse colle à la peau, un ensemble de préjugés sont progressivement amalgamés à ce groupe, par l’histoire, l’éducation, la science instrumentalisée, la propagande ou la rumeur ignorante. Ils sont véhiculés dans l’impensé collectif d’une société politique. Ils y deviennent ainsi de cruelles évidences considérées à leur tour comme naturelles. Ils fabriquent de l’« Autre », de l’être humain inférieur qu’il serait alors légitime de dominer. 

Les effets sont terribles. Les groupes humains sont hiérarchisés par la théorie de la « race ». Des groupes se sont inventés puissants pour exercer du pouvoir sur d’autres groupes soumis à l’impuissance par la racialisation. Intériorisées et transmises, ces catégories deviennent le critère opérant de la distribution sociale des rôles et ressources. Cette racialisation permet le contrôle social. Elle permet de cibler et d’organiser la domination par la violence, qu’elle soit symbolique, institutionnalisée ou physique. 

Cette production sociale qui classe, hiérarchise, détermine, discrimine n’est donc qu’une construction historique, un possible advenu par intérêt et rapport de force. Elle s’est installée durablement et profondément dans nos schémas mentaux. Elle détermine les personnes en fonction de cet habitus intégré socialement. Et tout cela glisse, se transmet de génération à génération entretenant le caractère raciste de nos organisations sociales.

La « race » est donc une menace sourde de rétorsion, qui ne se dit pas, qui pèse sur celleux qui prétendraient à l’égalité. Elle est aussi une contrainte sociale intégrée qui cherche à naturaliser les inégalités entretenues. Elle est la technologie sociale la plus efficace du maintien de l’ordre. Le racisme culturaliste et civilisationnel justifie jusqu’à la guerre dans les discours officiels. Un outil de meurtre. Tous les jours, des êtres humains sont assassinés parce que leur peau a la mémoire d’un autre soleil. 

À celleux-là, « les racisés » selon Guillaumin déjà, allez dire seulement que « la race » n’existe pas.

Ce n’est pas une question individuelle, une conséquence simple de la xénophobie. Elle relève de la complexité systémique des sociétés historiques qui se confrontent, se percutent et se rencontrent dans un espace globalisé. Le questionnement est donc éminemment politique. Elle nous traverse toustes.