On ne peut plus dire qu’on ne savait pas. Même Exxon, pollueur historique en chef, savait et dissimulait déjà en 1979 : « au rythme actuel de leur combustion, les ressources fossiles provoqueront des effets environnementaux dramatiques avant 2050. » En 2024, on s’approche déjà de façon critique de ce fatidique 1,5° de réchauffement climatique et ses effets dramatiques. La biodiversité se racrapote à la vitesse affolante des extinctions d’espèces vivantes. 6 des 9 limites de la planète pour assurer la vie sont déjà dépassées. Le GIEC et l’IPBES1 ne trouvent plus de mots assez forts pour crier l’urgence. Mais, en dépit de cet unanime consensus scientifique, les industries à énergies carbonées demeurent très largement subventionnées. Les pesticides se voient autorisés pour une nouvelle période de 10 ans par l’Union européenne en 2023. Et on organise la grand messe annuelle de la COP282 dans un des pays autoritaires à gigantesque empreinte écologique. Comment diable nourrissons-nous encore aujourd’hui les causes anthropiques dont on sait qu’elles nous tuent lentement, de plus en plus vite ? 

L’être humain rêvait tôt de s’affranchir des lois de la nature. Dures pour sa survie quand il était tout nu, elles limitent aujourd’hui le droit qu’il se donne à jouir sans limite quand il veut prendre l’avion pour 20 balles. La tentation d’exercer le pouvoir sur la nature s’est réalisée progressivement. Surtout dans et depuis le monde occidental et sa rationalité universaliste très centrée sur elle-même. Sa civilisation est aussi née de cette rupture qu’elle imagine entre l’humanité et son environnement, conçu incréé pour qu’il lui serve et qu’il le domine. Plus tard, par le vecteur de la colonisation, ces schémas mentaux ont étendu au monde le fantasme démiurgique de la domination de la nature. Depuis leur source européenne située, ils ont produit des lois prétendues universelles qui régissent notre rapport à la nature : déterminant, violent, dominant. Aujourd’hui, l’illusion profitable que cet aveuglement viriliste, économiste et technologiste serait durable saigne de tout côté. C’est la possibilité même de la vie humaine qui est désormais menacée. Le suicide peut prendre des formes longues et collectives.

Mais non au fait. « L’humanité » ne saurait être désignée collectivement coupable de vouloir se suicider. Qui alors ? Ce sont des acteurs individuels et collectifs, bien concrets et identifiables, influents. Ceux-ci agissent dans l’histoire selon des stratégies réfléchies et des modalités bien tangibles, en activant des leviers de pouvoir politiques et juridiques construits, en poursuivant des intérêts bien compris. Ces acteurs agissent selon le bain d’idées dominantes dans lequel iels trempent et qui les décomplexent à l’égard des valeurs cadrantes de leurs propres cultures originelles. La communication lissée de grandes entreprises transnationales ou de gouvernements réalistes dissimulent mal la manœuvre. On ne compte plus désormais les publicités qui traduisent cette redoutable stratégie de verdissement, de retardement, de dissimulation, de manipulation. Pour continuer la frénésie rentable de la consommation. Ripoliné. Plus vert que vert, pourvu que ça tourne plein pot. Privatiser les bonnes affaires, socialiser les emmerdes, les conséquences négatives, les externalités qui bousillent.

Il va falloir faire contre. 

Il va donc falloir penser en-dehors du cadre culturel normatif hégémonique. Ce n’est pas confortable. Penser, c’est toujours se faire violence contre ce qui est, contre le possible qui est advenu entre tous les autres possibles. Progressivement, depuis deux siècles, ce cadre hégémonique est celui du capitalisme libéral, son esprit, son éthique. Globalisé et outrepassé néolibéral, ses mots se sont insinués jusque dans nos intimités pour façonner nos habitus. Ce cadre, construit naturel, serait donc celui de l’intérêt particulier sacralisé privé, de l’évangile de la croissance sans limite, sans but et sans fin. De l’accumulation vertueuse, généreuse, séductrice. De la prédation libre en amont de la production et de la libre incurie en aval de la consommation. De la foi absolue en le progrès, réduit technologique, qui inventerait demain les solutions aux problèmes que nous créons, confiants, hier et aujourd’hui. Dans la croyance messianique que ce qui m’est bénéfique en propre sera bénéfique pour toustes. Et puis, le suppôt collectif essuiera avec joie et gratitude les plâtres nocifs, inévitables collatéraux du succès individuel, ruisselant, destructeur. 

Sauf que non. Max Weber, quand il théorisait au siècle passé le concept de la légitimité d’une domination rationnelle légale, n’avait peut-être pas vu encore le déploiement des conséquences environnementales, l’instrumentalisation cynique de la science et de la loi, quand elles opèrent sans conscience sous la coupe du dieu du commerce ou la férule de la recherche militaire. Peut-être n’avait-il pas non plus mesuré, dans son opposition à Marx, à quel point le capitalisme générerait bien des désirs infinis dans un monde pourtant bien fini. Peut-être ne voulait-il pas penser non plus que la liberté de faire n’importe quoi pouvait entraîner jusqu’à la domination irresponsable des vivants. Du vivant. Jusqu’à actualiser presque le mirage monstrueux de Frankenstein, celui de la maîtrise moderne, croissante, infinie de la vie elle-même. Le capitalisme, et son pilote ultralibéral, sont perçus désormais comme la force hostile qui détruit et qui tue. Cette domination n’a rien de légitime.