Déshumanisation. A la CNAPD, on travaille fort à ne pas atteindre le point Goodwin en ligne trop directe quand on commente l’actu si sombre. Le film de Jonathan Glazer pourtant nous pique et nous repique de la nécessité renouvelée de comprendre et penser le pire. Comme le mal et le génocide progressent quand mon regard ne voit plus l’autre comme humain, mais comme un nuisible, un Stück, le Juif ou un terroriste. Quand mon regard se soustrait à sa sensibilité, sa belle complexité et sa générosité. Alors, au bout de ce processus industriel, mécaniste, organisé d’une rationalité sèche et aseptisée, je – mais que reste-t-il alors de Je ? – alors, je suis prêt à lyncher et tuer cet Autre. En meute barbare.

Glaçant.

Sur la pellicule, les déporté.e.s n’apparaissent jamais. Iels sont rejetés derrière le mur aux fleurs et des mots qui dissimulent la réalité. La victime est réifiée jusqu’à l’invisibilisation dans un processus ultra technique de production industrielle. Le produit ? La mort et la disparition. 

Rudolph Höss est un bon soldat et un bon père de famille. La mort est son métier, écrivait Robert Merle en 1952 qui avait mis en page la banalité du mal, servi par des êtres communs. A la maison, piscine, plates-bandes, pergolas, jeux de rivière, petit slip de bain qui fagote mal un corps commun, bécotage, cirage de bottes. Normal. Tout blinque et s’agence dans une perfection toute domestique. Comme le Führer, personne ne correspond aux canons de beauté. Mais les mots opèrent et leur magie de propagande réalise la conviction d’être du beau côté, dans le bon camp. Il est directeur d’usine. Il est le commandant du camp d’Auschwitz. Il est responsable nazi de cet outil d’extermination des Juifs. Il fait du bon travail. Il mérite donc sa maison et son bonheur.

Banalité du mal. Oui. Madame Hedwig, les enfants, la Grand-Mère. Tout roule. Mais l’intelligence est tenace, aussi chez l’humain asservi à l’idéologie. A plusieurs moments, Glazer fait surgir la réalité qui pénètre l’être des personnages obéissants. Violemment, l’évidence fait irruption et vérité : l’âcreté infernale des fumées, les cris horrifiants et les détonations fatales, les cendres importunes qui s’avalent de travers hantent et tourmentent le spectateur. L’horreur rappelle la faute. Höss sait alors qu’il doit laver la souillure de ce qui lui reste d’humanité. Il reste quelque chose de cette conscience et il s’ingénie à la faire disparaitre. Obéir.

Non, Hedwig, vous ne reviendrez pas après la guerre pour exploiter le champ d’à côté. Votre mari Höss sera jugé au procès de Nuremberg. Invoquer l’obéissance ne suffira pas. Le bourreau sera pendu sur les lieux de son crime le 16 avril 1947. 

Il serait bon que ce drame percutant participe à nous éviter un nouveau naufrage moral.

Adapté du roman de Martin Amis, Grand Prix du Festival de Cannes 2023. Cinéart annonce la sortie du film pour le 31 janvier 2024. Pour un travail en classe ou en groupe, une préparation en amont du visionnage sera bien pertinente.

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