Serait-elle un jour légitime – un jour seulement ?- la guerre reste laide. Une certaine vision glorifie la violence et ses potentialités régénérantes. Le moteur de l’histoire, dit-on… La guerre, surtout, au-dessus de tout, la guerre tue absolument. C’est quand on la dissimule ou l’oublie qu’on confie au diable le soin de fourbir les armes. Pas les siennes, les nôtres.
Deux pièces de théâtre nous repiquent de la réflexion : vers où va-t-on quand on normalise la guerre, quand on se met à la tolérer, quand on vénère les armes ? Quand penser demain revient à tuer l’autre aujourd’hui. Vers quelle fin va-t-on quand on cultive à l’accepter, comme une fatalité.Non ! Cultiver la paix, c’est d’abord aussi critiquer la culture de guerre[1]. Humain en guerre, de la compagnie Thalie envolée, nous a surpris, pris au corps, les tripes dit-on[2]. Ouvertement pacifiste, la pièce s’emploie à évoquer quelle horreur est la guerre, quelle abomination est le saccage de l’esprit, quelle honte est sa banalisation. Tandis que la culture de guerre se propage ouvertement, la gravité du ton est ici espérance et culture de paix.Rare ces jours-ci.La voix est éprouvée. Celle des témoins du passé. Le vers se fait fluide au fur et à mesure que l’imaginaire travaillé nous englue dans l’impasse du bruit et de la fureur. Les mots sont forgés par le feu et leurs lettres sont d’encre de sang. Joués par quatre comédien.ne.s qui se meuvent entre le papier et la si belle gravité du violoncelle, ils témoignent du broyage des êtres, de leur intimité labourée, de leurs amours fauchées, de leurs corps martyrisés. Jusqu’à l’exécration. Nous avons partagé cela.Là-bas ou ici, hier ou aujourd’hui, la guerre, c’est d’abord la faillite, la souffrance et la mort.Jessica quitte Brandon[3] : voir aveuglément !Oui mais voilà. Quand il faut bien faire sa propagande à la guerre, il s’agit d’édulcorer cette évidence, dite plus haut. Il s’agit de la repousser dans l’invisible, déshumaniser sa crasse réalité. La technologiser ? La cacher par l’image, le bit, le surplomb du vol d’oiseau. Duckhunt sur Nintendo pour s’accoutumer au shot du drone ?Actualité féroce. Nous, on sent bien maintenant pourquoi Jessica a quitté Brandon.Les yeux qui scrutent la guerre en Terres noires ou au Sahel sont aussi ceux qui permettent de tuer. Pas un jour sans que le drone n’y tue. La guerre n’est-elle plus aveugle ? Les yeux artificiels sont connectés à toutes les machines qui existent mais seraient-ils déconnectés de l’être ? La déshumanisation par la technologie. Voir aveuglément. Plus besoin de se crever les yeux face à la conscience, il suffit de s’enfermer dans un container avec un joystick, manger ses tartines, clicker sur le bouton rouge, mettre son écran sur veille avec des paysages naturels, recevoir ses compliments qui vous rappellent que vous sauvez la planète. Retourner à la maison voir ses enfants. Si y en a. Si il y en a encore.Quand la Compagnie Maps élaborait en 2018 ce thriller dont on connaît la fin depuis le début Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ?, la CNAPD avait été consultée pour penser une approche pédagogique critique. C’était très intéressant. Avec les auteurs, elle partage la préoccupation de penser la technologie, fille si souvent traîtresse de la science quand elle se fait produit, impensée, automatique, sacralisée, débridée, commercialisée selon les préceptes du libre-échange.L’intelligence artificielle évolue sans contrôle. La CNAPD partage la crainte depuis longtemps : la déshumanisation par le joystick et la puce et maintenant le Bot. La déshumanisation des choix, des décisions, des procédures, consubstantielle à celle qui construit l’Autre comme quelqu’un de négligeable. De tuable. Pour en arriver là, il faut tuer le politique. Ce n’est pas que c’est fatal. C’est létal et amoral. C’est à dire qu’il a fallu naturaliser et normaliser le nihilisme.Brandon, le vrai, Brandon Bryant[4], pilote de drone, assassin légal repenti, lanceur d’alerte, Brandon pleure encore son humanité qu’on lui a pixelisée. Il partage ses craintes de déshumanisation du monde. Il avertit. Lui, il est foutu.En 2023. Les échos sont fracassants et glaçants. Subtilité de la question qui vient éclater toutes les réponses du doute, les auteurs n’imposent rien. Mais en matière de voracité technologique, on ressent la leçon : on devient ce qu’on mange. Des manches.À nous de manger plus juste ?Merci les Compagnies.

Thibault Zaleski

[1] Culture de guerre ? Lire ceci ![2] Voir Humain en guerre ? Par ici.[3] Voir Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ? Par là.[4] C’est lui, ici.

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