La peur, le cheval de Troie qui sape nos libertés ?

Le terrorisme serait la grande affaire de ce début de millénaire. Face aux enjeux que sont la pauvreté, les inégalités ou les enjeux migratoires, le citoyen critique doute. Les media qui obéissent aux exigences du temps pressé peuvent-ils parvenir à expliquer le phénomène complexe ? On aurait plutôt l’intuition qu’ils participent à la confusion et à la diffusion de la peur collective. Et donc à la victoire des terroristes et des autoritarismes. Des jeunes de Solidarcité ont expérimenté cette nouvelle animation de la CNAPD. Ils ont suivi le réalisateur Nabil Ayouch dans sa recherche subtile de sens. Impressions.

Dessine-moi un terroriste ? Point de départ de cette animation de la CNAPD et premier point de frottement… Au travers du portrait, brossé au crayon ou au verbe, les jeunes de Solidarcité projettent leurs représentations. Influencés par un dense et rapide battage visuel, c’est sans surprise que la figure dominante, presqu’unanime, se révèle affublée d’une ceinture explosive et d’une barbe.« Parce que ça inspire la crainte, ça fait peur ! », commente Noé. De fait, les dessins sont terrifiants : ils sont aussi les produits des images bombardées sur les écrans et subies à chaque clic ou chaque zap.

Mais on pressent comme un doute. Et on pratique un retour sur images. « Que fait cette femme qui danse dans la succession de vos images ? », interpelle Junior. Jesse quant à lui fait son travail dans son coin : « Je ne comprends pas pourquoi Mandela figure dans ce diaporama ? Qui est cet homme en réalité ? ». C’était trop simple. L’étiquette « Terroriste » a commodément été collée sur chacun des personnages. Un jour ou pour toujours. Et voilà que le plus violent des xénophobes norvégiens côtoie le plus célèbre cybermilitant australien. Voilà qu’une opposante écologiste au projet d’un aéroport mégalo voisine avec la Veuve de 1789, l’instrument d’Etat de la Terreur. Ou voilà encore que le saboteur, résistant et héros de ’45, enchaine derrière l’indépendantiste tchétchène « qui aura été buté jusque dans les toilettes », pour faire propre… Très vite aussi, ces ados et post ados en pleine année citoyenne questionnent allègrement le mot nazi qui sort fréquemment. A l’heure de la sieste, on sent chaque participant interpellé : celui qui désigne quelqu’un à l’aide de ce mot fourre-tout, l’incrimine, le juge et le condamne. Or, il n’est pas rare que le procès soit sommaire et intéressé. Les mots ne sont pas innocents.

La définition du terrorisme est floue et manipulable. Cette première phase de l’animation fait exploser les certitudes et crée un besoin de compréhension. D’ailleurs, Jesse, le boxeur d’Anderlecht, exige toujours une définition précise et immuable. On n’a pas pu le contenter en lui servant les quelques dénominateurs communs : la violence, la peur, la cible. Mais cela a permis de relancer son intérêt : d’où vient donc cet état d’esprit et cette fascination du terrorisme qui imprègnent nos sociétés d’une peur paralysante et liberticide? D’où vient cette représentation simplifiée de phénomènes si complexes, représentation qui conduit à l’affermissement de préjugés et d’amalgames ? D’où vient cette surexposition à un fléau relativement peu mortifère sous ces contrées ? Ibrahim a dévissé le casque audio qu’il portait sur ses oreilles au début de la séance, son regard est allumé et concentré.

Le temps médiatique court : la confusion fait peur !

Il ne s’agit pas de nier les faits. Il s’agit pour la CNAPD de condamner toute action violente. A fortiori lorsqu’elle s’exerce de façon aveugle. Des faits de violence aveugle existent. Mais le propos se veut critique : nous ne savons quelque chose de cette réalité qu’au travers du prisme d’un medium. Abou, n’a-t-il d’ailleurs pas équipé son terroriste caricaturé d’une Kalachnikov et d’une caméra ? A l’heure et l’ère du numérique, ce prisme est démultiplié. Combien des jeunes de Solidarcité étaient-ils reliés à Internet durant le temps partagé de notre rencontre ? Cette interface, nécessaire à la connaissance, résulte d’un processus : l’information est fabriquée, artificielle.

Alors fabriquons-là. Pour attirer vers eux le public qui zappe plus vite que l’ombre de lui-même, nos jeunes se voient chargés de vendre l’info. Et là, surprise et malaise : « comment fait-on ? » Habitués à ingurgiter l’info, voilà nos deux fois douze jeunes dans la difficulté de l’élaborer. « L’info ne se donne-t-elle pas naturellement ? Ce que je vois, j’entends, je lis n’est-il pas la vérité ? » Vient alors le temps de la déconstruction du discours médiatique : les participants semblent surpris par le paysage concurrentiel qui grossit les mots, cadre les regards, fait vibrer la corde sensible. Qui privilégie l’image choc à l’explication. Ils semblent surpris que les professionnels de l’info sont toujours moins nombreux et toujours davantage soumis à la pression du temps qui compte pour de l’argent. Ils semblent aussi surpris par les collusions et les collisions d’intérêts au sein des groupes financiers qui rapprochent et confondent l’industrie profitable avec l’info industrialisée. Ils semblent surpris par la vocation commerciale des boites de presse ou leur rapprochement douteux avec des élus célèbres. Mais qui donc profiterait de nos peurs ?

En pleine « Semaine de la Démocratie », nos Solidarcitoyens ouvrent les yeux critiques et posent des questions problématiques. Le tout sur la base de documents. Emilie, 18 piges, inquiète mais heureuse manifestement d’alimenter sa conscience de doutes et questionnements : « Cette quantité dingue d’infos conduit à la désinformation : on s’enchaîne à des écrans et on croit être libres», dit-elle en substance. Quelques exemples suffisent à montrer que le terrorisme est très vendeur et que les techniques médiatiques s’emparent avec bonheur de cette problématique pour faire de l’audience. « On devrait connaître les intentions de ceux qui fabriquent l’information ! ». Du pain et des jeux. Et des émotions, des images et du son. Une partie du problème au moins viendrait donc de notre consommation médiatique.

Construire du sens ? Le temps long pour expliquer…

Face au redoutable épouvantail du terrorisme, le Mal absolu, la démocratie perdrait-elle son âme ? En le dressant, haut et horrible, plusieurs libertés reconnues comme fondamentales ont depuis été tailladées, découpées, sinon amputées. La législation conséquente à 2001, européenne et belge, enregistre une poussée fiévreuse de vocabulaire et de normes antiterroristes. Au nom de la très sécuritaire « Guerre contre le terrorisme », le monde est globalement devenu moins humain et moins sûr. Non moins profitable. Mais les sources de la radicalisation qui peut mener à l’horreur abominable ne se sont elles pas taries. Comment comprendre et expliquer – et non justifier ! – que des êtres humains préfèrent la mort et choisissent de la distribuer aveuglément ? Trop souvent, faute de place ou de temps, l’acte terroriste apparaît dans les media comme le début de l’enquête. On doit à Nabil Ayouch d’avoir tenter d’en faire la fin de son histoire…

Les chevaux de Dieu ne sont pas à proprement parler un blockbuster. Dans la nuance, la subtilité, l’audace, le film se propose de construire le récit de vie de ces gamins d’un bidonville de Casablanca qui se feront sauter un soir de printemps 2003. Est-ce que ça va intéresser nos participants en recherche d’avenir ? Mauvaise question. On est parfois gêné quand les gens se lèvent pendant le générique au ciné. Ici, sur ces chaises de leurs belles installations de la rue Raphaël, les jeunes de Solidarcité : pas un mot, pas un bruit, pas un geste. Un ange passe. Et du fantôme du terrorisme on voit surtout le drap sale et abîmé. Très abîmé. Les personnages sont des victimes dont on a fait des monstres. Leurs souffrances utilisées, dévoyées, manipulées. Déguisées du faux nez de la religion. Bien loin de faire l’apologie du terrorisme, Nabil Ayouch ose poser les vraies questions. Au contraire de ses détracteurs, il empêche dans son long métrage la victoire des Fous de la Mort. Et il parvient à associer à sa réflexion profonde et fouillée des jeunes Bruxellois émus, concernés, et critiques.

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